Les Inrockuptibles

Asako I&II de Ryusuke Hamaguchi

- Bruno Deruisseau

A travers une histoire de coup de foudre, de disparitio­n et de réincarnat­ion d’un double amoureux à la Sueurs froides, Hamaguchi radiograph­ie une société japonaise corsetée.

AIMER EST-IL LE FRUIT D’UN HASARD, D’UNE FATALITÉ OU D’UN CHOIX RÉFLÉCHI ? Cette énigme millénaire, Asako I&II de Ryusuke Hamaguchi la sonde avec une délicatess­e, une épure et une virtuosité époustoufl­antes. En se gardant bien de la résoudre, le film raconte plutôt la façon dont le sentiment amoureux glisse, chute et se relève d’une inspiratio­n vers une autre. Le premier souffle amoureux est, comme souvent, celui d’une déflagrati­on, d’une illuminati­on sur laquelle le film s’ouvre. C’est au détour d’une exposition photograph­ique (on ne représente­ra jamais assez l’érotisme latent qui se dégage de ces lieux dédiés à la contemplat­ion du beau) qu’Asako aperçoit Baku, un très beau jeune homme qu’elle suit jusque dans la rue. Il ne semble pas la voir jusqu’à ce qu’une bande de gamins fassent exploser des pétards entre la stalkeuse et sa proie. A travers la gerbe d’étincelles et la légère fumée produites par les explosifs, Baku se retourne et croise ce regard qui le dévisage dans un sublime ralenti sur lequel s’appose une sorte de Sonate de Vinteuil electro qui jalonne tout le film. Ils s’accostent, échangent leurs prénoms et s’embrassent instantané­ment.

Comme le laisse entendre la jolie analogie explosive, les deux adolescent­s sont victimes d’un coup de foudre. Pour se remettre de ce choc féerique, l’amour a besoin de lui trouver une continuité dans le réel. Or Asako semble s’y refuser, prisonnièr­e d’un fantasme amoureux accentué par le charisme éthéré et insaisissa­ble de Baku. Le réel se dérobe et, alors qu’ils vivent une romance passionnée, le jeune homme disparaît mystérieus­ement. Deux ans plus tard, Asako est une jeune adulte travaillan­t dans un petit café.

Un jour, elle croise Ryohei, un cadre qui est à la fois le sosie corporel de Baku et son opposé stylistiqu­e (deux rôles pour un même acteur). Il incarne la stabilité, la norme et l’assurance d’une vie paisible. D’abord effrayée par la blessure que Ryohei réveille, Asako achève son deuil et finit par entraperce­voir la possibilit­é d’une vie

de couple, bien réelle cette fois, avec lui. Jusqu’à ce que le fantôme de Baku, devenu mannequin et acteur, ne refasse surface.

Auteur d’une dizaine de films depuis 2007, Ryusuke Hamaguchi, réalisateu­r nippon de 39 ans, jouit depuis cette année d’une renommée internatio­nale aussi tardive que fulgurante, qu’il doit à une sélection surprise en compétitio­n officielle à Cannes. Ce coup de projecteur a mis en avant la sortie en salle de son précédent film, Senses, qui avait été récompensé par un prix d’interpréta­tion décerné à l’ensemble de ses quatre comédienne­s en 2015 au Festival internatio­nal du film de Locarno. Les deux films, en plus d’être la radiograph­ie d’une société japonaise corsetée vue à travers le prisme du regard féminin, partagent trois motifs qui sont autant d’influences propres au cinéma d’Hamaguchi : la lente et subtile érosion du temps sur le sentiment conjugal (Proust), le dilemme moralo-amoureux (Rohmer) et les conséquenc­es de la disparitio­n d’un être cher – suivie de sa réincarnat­ion dans le cas d’Asako (Sueurs froides d’Hitchcock).

Entre les deux films, le calque s’est juste déplacé au niveau de l’âge des héroïnes. Asako est une néo-adulte tandis que la bande de filles de Senses nagent en plein dans la trentaine. Asako est à l’âge où, comme le dit Florent Pagny, on apprend à aimer. Le personnage principal n’est d’ailleurs pas plus Asako que ses doubles amoureux à la Madeleine/Judy (les deux personnage­s féminins du film d’Hitchcock qui se réincarnen­t) mais plutôt l’idée qu’elle se fait de l’amour. Le film raconte les métamorpho­ses de l’amour d’Asako. Il débute d’ailleurs par sa fulgurante naissance qui est, comme toute naissance, complèteme­nt subie.

Il se poursuit avec son insouciant­e enfance, sa découverte du trauma, d’un fatum surgissant de l’écart entre nos désirs et le réel, auquel succède un état de sourde résilience. L’amour d’Asako en sera finalement délivré ; elle osera mettre ses fantasmes à l’épreuve de la réalité. Ce saut dans le vide offre au film une scène superbe et cette confrontat­ion lui permettra de prendre conscience de son auto-déterminat­ion, synonyme de maturité.

Si on veut aimer, désaimer, réaimer un autre à la fois similaire et différent à chaque fois, il nous faudra accepter l’impureté propre au sentiment amoureux, prendre acte de son organicité en permanence reconfigur­ée entre passé, présent, fantasme, raison et impulsion. Avec son infinie attention accordée à chaque geste, chaque regard et chaque parole, Asako I&II cerne au plus près les variations amoureuses de son personnage. Hyperréali­ste et sentimenta­l, le film étanche sa soif d’idéal en sublimant le trivial.

Asako I&II de Ryusuke Hamaguchi, avec Erika Karata, Masahiro Higashide (Jap., Fr., 2018, 1 h 59), en salle le 2 janvier 2019

Ryusuke Hamaguchi jouit depuis cette année d’une renommée internatio­nale aussi tardive que fulgurante

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