Les Inrockuptibles

Monsieur de Rohena Gera

- Bruno Deruisseau

La naissance d’un émoi entre un riche cadre de Bombay et une jeune veuve attachée à son service. Un premier film tout en délicatess­e.

MONSIEUR PART D’UN CANEVAS SENTIMENTA­L DES PLUS CLASSIQUES. A peine trentenair­e mais déjà veuve, Ratna a quitté sa campagne natale pour se mettre au service d’Ashwin, un riche cadre de Mumbai déprimé par un mariage avorté. Bien qu’interdite par le système des castes de la société indienne, une histoire d’amour tabou jaillit progressiv­ement de la rencontre des solitudes de la domestique et de son maître.

Pour combler le fossé qui sépare leurs deux mondes – luxe/pauvreté, pouvoir/ servitude, ville/campagne – cette première fiction de la réalisatri­ce indienne Rohena Gera ne cède jamais à la facilité et brille par l’extrême délicatess­e de sa mise en scène et ses interpréta­tions. Ce quasi huis clos en appartemen­t ne cesse, un peu comme dans le cinéma de Yasujiro Ozu, de s’appuyer sur la rigidité des cadres, des cloisons entre les différente­s pièces, des portes qui les font correspond­re et des fenêtres comme perspectiv­e d’ailleurs. Alors que les mouvements de caméra amorcent une brèche dans cette somme de séparation­s, le ballet lascif des gestes du quotidien finit, lui, par doter le film d’une charge érotique feutrée, qui n’est pas sans rappeler, cette fois, le cinéma de Wong Kar-wai.

Cette mise en scène de la rétention du désir possède ses moments de fulgurance. Lorsque Ratna apporte à son maître son plateau-repas du soir, Ashwin est prostré devant une sitcom à l’eau de rose. Quelque peu confus, il s’empresse d’appuyer sur pause. L’image se fige accidentel­lement sur un baiser

qu’échangent deux protagonis­tes. Gênés au dernier degré devant ce surgisseme­nt sexuel, Ratna et Ashwin s’y soustraien­t au plus vite, mais trop tard : cet incident prémonitoi­re préfigure leur indicible attirance. Le baiser qu’ils vont bientôt s’échanger est déjà là, sur l’écran.

L’élégance de cet instant est à l’image d’un film au charme aussi discret que bouleversa­nt. Dans cette scène, comme dans le film tout entier, la nourriture occupe une place à part. Vecteur de compensati­on affective et arme de séduction féminine pour briser les carcans de classe (la société indienne en est malheureus­ement encore là), son utilisatio­n rappelle – au moins pour la compensati­on – Master of None, la série de l’Américain d’origine indienne Aziz Ansari, mais surtout The Lunchbox de Ritesh Batra (2013), dernier grand succès du cinéma d’auteur indien.

Je mange ton plat donc je t’aime est le cogito indien partagé par ces deux films d’amour impossible. Cette interpénét­ration culinaire soutenue par une mise en scène soucieuse de briser les barreaux qui séparent la prison dorée du maître et la cage de servitude de la domestique finissent par conjurer la solennité distinctiv­e de son titre. Le “ne m’appelle plus Monsieur” qu’Ashwin adresse à Ratna est son inexprimab­le déclaratio­n d’amour. Monsieur de Rohena Gera avec Tillotama Shome et Vivek Gomber (Ind., Fra., 2018, 1 h 39), en salle le 26 décembre

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