Les Inrockuptibles

Invasion Los Angeles de John Carpenter

- Léo Moser

Trente ans après sa sortie – et son échec cinglant –, retour sur les écrans d’un éblouissan­t pamphlet politique signé Carpenter. Un grand film visionnair­e.

EN 1986, APRÈS L’ÉCHEC CUISANT des Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin – film studio ayant mis sa carrière en péril –,

John Carpenter enchaîne deux films low budget au risque financier moindre : Prince des ténèbres en 1987 et Invasion

Los Angeles en 1988. Le second (dont on préférera le titre original, They Live, vibrant hommage à la titraille aguicheuse des pulp magazines)constitue, avec son modeste budget de 3 millions de dollars, l’un des sommets de la filmograph­ie de Big John.

Dans une Amérique asphyxiée par la crise, John Nada, ouvrier au chômage (campé par l’ex-catcheur Roddy Piper, mulet réglementa­ire sur la nuque) parcourt les routes à la recherche d’un emploi. Embauché sur un chantier à

Los Angeles, il intègre un groupe de sans-abri qu’il découvrira investi d’une mission secrète : celle de résister au règne totalitair­e d’un oppresseur omniprésen­t, mais invisible (du moins à l’oeil nu). Muni de lunettes de soleil au pouvoir révélateur, John découvre le monde tel qu’il est réellement : contrôlé par des extra-terrestres pouvant prendre une apparence humaine, qui exercent sur les Terriens une propagande subliminal­e. Derrière les panneaux publicitai­res, les émissions télévisées, et même les billets de banque, se dissimulen­t des messages d’asservisse­ment (dont le célèbre “obey”) rendant la population aussi aveugle qu’apathique. Avec ses lunettes, son mulet, et un bon vieux shotgun pétaradant (mais sans gilet jaune), John va mener l’insurrecti­on pour mettre fin au règne occulte de ces sinistres extra-terrestres en col blanc.

Avec son dispositif formel ludique, révélant une réalité anxiogène (filmée en noir et blanc) sous le vernis d’illusion du monde moderne, They Live est une charge anticapita­liste furieuse, et une satire désenchant­ée d’une Amérique reaganienn­e à bout de souffle, étouffée par une politique libérale agressive et un consuméris­me forcené. On y retrouve le pessimisme patenté et la paranoïa rampante qui contaminai­ent déjà les précédents films de Carpenter, et notamment The Thing, chef-d’oeuvre claustroph­obe dans lequel une monstruosi­té mutagène pouvait prendre l’apparence de n’importe quel humain.

They Live bénéficie de la science éprouvée du cadrage de son géniteur, qui, en tournant en Scope comme à son habitude, instille une sensation de malaise tenace au gré de plans qui élargissen­t le décor autant qu’ils enferment les personnage­s, et écrasent les perspectiv­es jusqu’à aspirer le spectateur. Même libéré des travées exiguës de la base arctique de The Thing, Carpenter filme Los Angeles à la manière d’un huis clos étouffant.

Mais à ce ton désespéré s’ajoute une énergie musculeuse réjouissan­te, empruntée aux codes de la série B, qui brasse son lot de punchlines ringardo-cool, et nous gratifie de la scène de baston de rue la plus anthologiq­ue de l’histoire du cinéma. Prophétiqu­e à l’aune de notre époque trouble, à la merci des aléas du capitalism­e tardif, They Live l’est tout autant à l’échelle du cinéma, et nous invitait, plus de dix ans avant Matrix, à venir gratter la surface de la réalité, pour en démasquer le simulacre. Invasion Los Angeles de John Carpenter avec Roddy Piper, Keith David (E.-U., 1988, 1 h 33), en salle le 2 janvier 2019, en version restaurée

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