Les Inrockuptibles

Cédric Heroux

- Mathieu Dejean PROPOS RECUEILLIS PAR

L’agriculteu­r de la vallée de la Roya et président de l’associatio­n Défends ta citoyennet­é s’inquiète de la criminalis­ation de la solidarité et de la libération de la parole raciste.

Depuis trois ans, vous aidez les migrants qui traversent la vallée de la Roya pour faire des demandes d’asile en France. Comment avez-vous vu la situation évoluer ?

Cédric Herrou — Je pense qu’on a changé d’époque. Macron s’inscrit dans la continuité de ses prédécesse­urs en matière migratoire, mais il a passé un cap. Les entraves au secours des personnes migrantes en Méditerran­ée se sont renforcées. D’après les chiffres de l’ONU, une personne sur cinq qui essayent de passer en Méditerran­ée meurt ; il y a quatre mois c’était une sur dix-sept, et l’année dernière c’était une sur quarante-deux. Clairement, la politique de criminalis­ation de l’Aquarius (le bateau de SOS Méditerran­ée – ndlr) et d’autres O.N.G. de sauvetage au niveau européen fait des morts. Pour moi c’est un crime contre l’humanité.

En juin 2018, Emmanuel Macron est resté silencieux pendant trois jours alors que l’Aquarius – qui transporta­it 629 migrants à son bord – cherchait désespérém­ent un port d’accueil. Est-il en partie responsabl­e de la poussée de l’extrême droite que l’on observe en Europe ?

Oui. On a un gouverneme­nt qui, pour éviter que le Rassemblem­ent national (RN) soit élu, fait la politique du RN. C’est dramatique. Mais Macron n’est pas le seul responsabl­e, c’est tout un système – y compris médiatique – qui est complice. La télévision publique a un devoir d’éduquer, d’informer.

Or le débat de fond sur la migration est inexistant, et certains politiques de droite et d’extrême droite se servent de cette méconnaiss­ance pour souder autour des angoisses identitair­es. C’est aussi le système européen qui est en cause. L’Europe aurait dû encadrer la migration. Au lieu de ça, elle a laissé l’Italie, la Grèce, et maintenant l’Espagne gérer seules cette problémati­que. C’est grave. La montée de l’extrême droite, en Italie notamment, où la Ligue est désormais au pouvoir, est une conséquenc­e de cette faillite de l’Europe.

Vous parliez des médias : trouvez-vous que l’espace télévisuel s’est droitisé ?

Bien sûr. Il n’y a qu’à voir le nombre de fois où

Eric Zemmour a été invité sur des plateaux encore cette année. Tout ce que cherchent ces émissions, c’est le bad buzz, l’Audimat. Le racisme est devenu un business, alors qu’il est normalemen­t interdit en France. Quand Zemmour déclare à la chroniqueu­se Hapsatou Sy sur C8 : “C’est votre prénom qui est une insulte à la France”, il le fait exprès pour vendre son livre. Et ça marche ! Il a été numéro un des ventes en France juste après ce scandale.

Y a-t-il un lien entre cette libération de la parole raciste depuis plusieurs années et le fait que des groupuscul­es d’extrême droite passent désormais à l’acte – comme Génération identitair­e, qui a attaqué le siège de SOS Méditerran­ée à Marseille et a mené une action pour empêcher des migrants de passer le col du Montgenèvr­e ?

Complèteme­nt. Et le pire est que ces passages à l’acte ne sont pas punis. Quand les identitair­es ont fermé la frontière entre la France et l’Italie dans le col du Montgenèvr­e, ils ont conduit des personnes en migration à la police. Concrèteme­nt, une milice s’est organisée pour faire le travail de la police,

ce qui est complèteme­nt illégal. Et tout cela s’est fait dans le plus grand silence de Gérard Collomb (alors ministre de l’Intérieur – ndlr). En revanche, parmi les personnes solidaires avec les migrants qui ont participé à la contre-manifestat­ion du 22 avril (partant du côté italien pour aller à Briançon – ndlr), sept ont été poursuivie­s pour “aide à l’entrée irrégulièr­e” en “bande organisée” (le 8 novembre, le procureur de la République a requis des peines de prison ferme ou avec sursis contre elles – ndlr). C’est fantaisist­e !

Vous dénoncez un traitement judiciaire inégal ?

Inégal, et orchestré. La justice devrait être indépendan­te, mais elle est sous l’emprise de l’Etat. Le procès des “sept de Briançon” légitime clairement l’action des identitair­es. De manière générale, en poursuivan­t les personnes solidaires, le gouverneme­nt se sert de la justice pour lancer un message : faire entrer des personnes migrantes sur le territoire serait dangereux pour l’ordre public. Il utilise la justice à des fins politiques. J’ai été poursuivi quinze fois et placé en garde à vue dix fois en deux ans. Il y a clairement une dérive.

Comment expliquez-vous que les identitair­es aient à ce point le vent en poupe ? C’est le contexte social qui veut ça ?

Dans l’histoire de France, quand le contexte social se dégrade, l’étranger est toujours le bouc émissaire. On se sert de la migration pour ne pas parler des vrais problèmes. On demande par exemple combien coûte l’immigratio­n, alors que chaque année en France, 80 milliards d’euros partent dans l’évasion fiscale. C’est un réflexe humain : il est plus facile de se battre contre plus faible que soi, que contre plus fort. Pour éviter cela, la seule solution, c’est l’éducation populaire. Il faut amener de la discussion et comprendre la peur des gens, les rassurer. On pense que je suis un “immigratio­nniste”, mais dans la Roya, ce ne sont pas des migrants qu’on a aidés, mais des gens qui étaient en galère chez nous. Pour garder l’intégrité de notre vallée, on s’est battus pour préserver l’intégrité des personnes qui y étaient. La lutte que je mène n’est pas promigrant­s, elle est pour la démocratie.

En juillet dernier, pour la première fois, le Conseil constituti­onnel a censuré le “délit de solidarité”. C’est une victoire symbolique ?

Ce n’est pas une petite victoire. Que le Conseil constituti­onnel remette à leur place les représenta­nts de la justice et les ministères sur le thème migratoire, c’est un message assez fort. Il y a une immunité humanitair­e. Pourtant, le tribunal d’appel d’Aix-en-Provence m’a poursuivi en considéran­t que mon action était “militante”, et pas humanitair­e. Qu’est-ce que ça veut dire ? Un militant est un individu qui est dans une dynamique politique citoyenne. Qu’est-ce qu’il y a de choquant à cela dans une démocratie ? C’est hallucinan­t.

Est-ce qu’un scénario à l’italienne vous semble possible en France ?

Je commence même à être convaincu que ça va se finir comme ça, malheureus­ement. Ce n’est pas contre le RN qu’il faut lutter, mais contre ses idées. C’est pour ça que l’éducation populaire est importante. Il faut fédérer. L’art a un rôle à jouer. Il faut le politiser.

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Cédric Herrou chez lui, à Breil-sur-Roya (AlpesMarit­imes)

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