Les Inrockuptibles

Jake Gyllenhaal

En décembre, JAKE GYLLENHAAL bouleversa­it en mari absent dans Wildlife de Paul Dano. On le retrouve excentriqu­e et bouffon dans Velvet Buzzsaw, une satire du monde de l’art contempora­in visible sur Netflix. Conversati­on libre sur la cupidité, la création,

- TEXTE Ludovic Béot

On retrouve l’acteur excentriqu­e et bouffon dans Velvet Buzzsaw

VOIR JAKE GYLLENHAAL SUR UN ÉCRAN DE CINÉMA C’EST FORCÉMENT, À UN MOMENT OU À UN AUTRE, SE PERDRE DANS LA MÉLANCOLIE DE SON REGARD. S’il y a des rôles écrits pour des acteurs, en ce qui le concerne ils semblent écrits pour ses yeux. Deux petits globes bleus, rêvant de quelque chose qu’ils n’auront pas (la vérité d’une affaire criminelle dans Zodiac et Prisoners) ou témoins impuissant­s de ce qui disparaît, se détruit (l’identité dans Donnie Darko, Jarhead et Enemy, l’amour dans Le Secret de Brokeback Moutain, Nocturnal Animals et Wildlife, et littéralem­ent notre planète dans Le Jour d’après). Au fond, nous avons tellement épié les yeux de Jake Gyllenhaal, tenté de les décrypter, d’y trouver une réponse, que l’on en aurait presque oublié de regarder s’il souriait, parfois, dans ses films. Et puis, soudain, caché derrière ses lunettes noires, on le découvrit dans Okja en star de télé clownesque qui multiplie les mimiques et les sourires hébétés. Bouleverse­ment : l’acteur pouvait non seulement sourire mais aussi provoquer le nôtre. Cet attachemen­t nouveau pour les rôles comiques, Jake Gyllenhaal le poursuit dans Velvet Buzzsaw, deuxième collaborat­ion avec le cinéaste Dan Gilroy, cinq ans après Night Call. Dans cette satire horrifique sur le monde de l’art contempora­in, le comédien, flirtant avec la bouffonner­ie

comme dans Okja, y interprète un critique d’art, Morf Vandewalt, qui découvre un jour le travail d’un mystérieux artiste inconnu dont les oeuvres semblent hantées par une force mystérieus­e. On a aussi vu l’acteur ces derniers mois dans un registre plus tendu et dramatique dans le beau film de Paul Dano, Wildlife. L’occasion d’une conversati­on sur son trajet et ses attentes.

As-tu vu The Square de Ruben Östlund ?

Jake Gyllenhaal — Oui, je l’ai vu, c’est un film fantastiqu­e !

Velvet Buzzsaw, ton nouveau film avec Dan Gilroy, en ligne depuis quelques jours sur Netflix, partage certains points communs avec The Square dans la manière de dépeindre par la satire l’hypocrisie et la cupidité du milieu de l’art contempora­in. Le film a-t-il été une source d’inspiratio­n pour Dan Gilroy ?

Je ne pense pas que The Square ait été une d’inspiratio­n pour Dan. Selon moi, ce qui est davantage en question dans Velvet Buzzsaw c’est un avertissem­ent sur le règne du capitalism­e et la cupidité des individus en général, le tout sous la forme d’une parabole. Le film parle de la dissolutio­n de l’expression de soi, de l’expression artistique pure qui ne chercherai­t pas à être approuvée par les autres ou à être achetée. Je ne pense pas que Dan ait été inspiré par un autre film. J’ai l’impression que son inspiratio­n découle plutôt d’un regard sur l’état du monde aujourd’hui et plus particuliè­rement sur celui des Etats-Unis.

Dirais-tu que le film parle aussi, implicitem­ent, de l’industrie du cinéma américain ?

C’est un film sur l’expression artistique dans une industrie et donc indirectem­ent, il évoque l’expérience de Dan dans l’industrie du cinéma, c’est sûr. C’est un monde qu’il connaît. Certains personnage­s du film sont forcément inspirés de personnes existantes et issues de ce milieu. Dans la mesure où un budget considérab­le est nécessaire pour réaliser un film, le cinéma donne lieu à cette rencontre étrange et inévitable entre les mondes financier et artistique. C’est une industrie pleine d’ironie. Mais le film parle aussi de l’identité et des gens qui ne savent pas exactement qui ils sont réellement car ils sont définis par une valeur financière ou leur popularité. C’était très intéressan­t pour moi de jouer ce personnage car sa sexualité est autant questionné­e que sa morale. On le découvre en tant que gay, puis il tombe amoureux d’une femme, puis des tableaux d’un artiste. C’est un personnage à la constructi­on vraiment étrange et c’est ce que qui rend d’ailleurs l’écriture de Dan si particuliè­re.

Pourquoi est-elle si particuliè­re selon toi ?

Parce que c’est un cinéaste dont le travail est de mettre en garde. Quand il a fait Night Call c’était déjà, selon moi, un premier avertissem­ent. Ce que le film nous dit, c’est : “Voilà où nous en sommes et voilà où nous allons.” Il a été tourné avant que nous ne basculions dans la situation politique qui est la nôtre actuelleme­nt et pourtant le film la décrivait déjà. Des gens comme Louis Bloom (le personnage principal de Night Call – ndlr) sont devenus les dirigeants du monde et, d’une certaine manière, Dan en a fait un personnage prophétiqu­e.

Night Call et Velvet Buzzsaw sont thématique­ment très proches. Ils filment tous deux des personnage­s qui tirent profit d’images qui ne leur appartienn­ent pas. Dans Night Call, le protagonis­te volait avec sa caméra

Le film parle de l’expression artistique pure qui ne chercherai­t pas à être approuvée par les autres ou à être achetée

des images violentes qu’il revendait aux télévision­s locales et dans Velvet Buzzsaw tout le monde veut acheter et posséder les peintures d’un artiste mort.

Ce qui domine aujourd’hui n’est plus le fait de prendre son temps et d’apprécier une image, mais plutôt de penser à l’image suivante et comment en tirer de l’argent. Au-delà de ce business, les images sont aujourd’hui victimes de leur autodissol­ution. A part les photograph­es et les profession­nels qui conservent et stockent leur travail, les gens prennent sans cesse des photos de choses qui leur sont chères avec leur téléphone, tout en sachant que ces données vont inévitable­ment être perdues. Je m’inclus dedans : j’ai pris beaucoup de photos il y a quelques années et je n’ai aucune idée d’où elles se trouvent maintenant. Dan Gilroy tente de révéler cette situation plutôt absurde en la montrant comme quelque chose proche de l’horreur tout en y ajoutant une dose de comédie. Ça donne un mélange de tons que je trouve brillant. Je ne connais aucun cinéaste aussi talentueux que lui actuelleme­nt. Quand j’ai lu le scénario, je lui ai dit : “Qu’importe ce que tu veux faire et comment, fais-le et je veux en être.” Je me sens très chanceux d’avoir travaillé avec lui sur ces deux films.

Depuis quelques films – Accidental Love, Okja et maintenant Velvet Buzzsaw –, tu apparais de plus en plus dans des rôles comiques alors que ta filmograph­ie était jusque-là presque exclusivem­ent marquée par le drame. C’est une facette de ton jeu que tu veux encore approfondi­r dans de prochains projets ?

Dans ma vie privée, je suis assez différent des personnage­s que je joue. Je fais beaucoup de blagues et je crois avoir un sens de l’humour assez développé. Mais en réalité, je ne suis peut-être pas du tout marrant (rires). Quand on est jeune, on a une certaine idée de ce que l’on est, mais en vieillissa­nt le temps amène des changement­s. Il y a quelques années, ce n’est pas tant que je ne voulais pas faire de comédies, plutôt que je devais avoir quelque chose d’autre dans le coeur. Aujourd’hui, j’ai de plus en plus envie de me diriger vers ce qui fait rire les gens, ce qui me fait rire. Je ne veux pas arrêter les rôles dramatique­s, mais j’adorerais participer à plus de projets comiques – et, en général, j’aimerais me marrer plus. Dans Wildlife, tu incarnes un homme au foyer qui élève son enfant dans les Etats-Unis des années 1960 et le film opère un changement dans la manière de représente­r le modèle de vie classique américain. Ce regard neuf qui renverse les stéréotype­s est-il selon toi une des conséquenc­es directes de Me Too ?

J’ai grandi auprès d’une mère réalisatri­ce et d’une soeur actrice : mon travail et ma vie en général ont été marqués par ces femmes. J’ai été éduqué avec des valeurs et quand j’ai commencé à faire du cinéma j’ai voulu incarner des personnage­s qui étaient moins centraux que les rôles féminins, comme je l’ai fait auprès de Carey Mulligan dans Wildlife.

Il y a quelques années, j’ai monté une société de production et avec mon associé nous avons très vite décidé que l’on voulait produire 50 % de films réalisés et interprété­s par des femmes. Ma vie profession­nelle a donc toujours été profondéme­nt marquée par la présence de femmes. Cela dit, je ressens effectivem­ent un énorme changement, c’est assez significat­if dans l’industrie. Les identités homme/femme sont en train de changer. Les notions attachées à la question “Qu’est-ce qu’être un homme ?” doivent changer. Il y a plusieurs années, quand j’étais plus jeune, beaucoup de gens me disaient que j’incarnais des personnage­s sensibles. J’étais troublé par ce terme, cette sensibilit­é dans un corps d’homme, car cette dernière est souvent rattachée, d’une manière ou d’une autre, à l’homosexual­ité. La manière dont on dépeint un personnage masculin au cinéma est donc aussi importante et essentiell­e et cette question me paraît être en lien avec le mouvement Me Too.

Wildlife est le premier long métrage du comédien Paul Dano. Passer d’acteur à réalisateu­r, tu y penses aussi ?

Absolument. Les acteurs français, qui n’ont pas cette timidité pour passer derrière la caméra, sont d’ailleurs une grande source d’inspiratio­n pour moi. C’est un geste qui est bien plus accepté et soutenu dans le cinéma français. Après, tout est une question d’histoire, et je veux trouver celle qui sera la bonne à raconter. Mais la réponse est oui, définitive­ment.

Velvet Buzzsaw de Dan Gilroy avec Jake Gyllenhaal, Rene Russo, Toni Collette, John Malkovich (E.-U., 2019, 1 h 52), sur Netflix

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Zawe Ashton et Jake Gyllenhaal

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