Les Inrockuptibles

Bruno Ganz 1941-2019

Grand acteur de théâtre et figure du cinéma d’auteur européen, Bruno Ganz est mort le 15 février. Connectés à l’histoire européenne, ses rôles l’ont transporté de la rêverie céleste aux tréfonds les plus sombres de l’âme humaine.

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Disparitio­n du grand acteur de théâtre et figure du cinéma d’auteur

ON A L’IMPRESSION D’AVOIR TOUJOURS CONNU BRUNO GANZ APRÈS LA TEMPÊTE, comme si la légèreté et l’innocence n’avaient jamais imprimé son image cinématogr­aphique. Son visage paraissait travaillé par une insondable mélancolie, rongé par le poids d’une tragédie secrète.

Né le 22 mars 1941 à Zurich, Bruno Ganz quitte l’école à l’adolescenc­e et s’installe à Berlin au début des années 1960. Pour le jeune homme, la ville, creuset d’ambitieux mouvements d’avantgarde, constitue un vivier créatif bouillonna­nt. En réaction au théâtre de la génération précédente, jugé coupé de la vie et du présent, il fonde avec Peter Stein la troupe de la Berliner Schaubühne et attire l’attention de figures éminentes.

Les planches constituen­t dès lors pour l’acteur, plus qu’un fil rouge, un véritable socle artistique. Après des premiers pas timides, sa véritable naissance à l’écran a lieu en 1976 dans La Marquise d’O… d’Eric Rohmer, adaptation ciselée d’une nouvelle d’Heinrich von Kleist dans laquelle il interprète un officier russe aux intentions troubles. La reconnaiss­ance internatio­nale passe entre les mains et dans l’oeil de Wim Wenders, qui le réinvente en encadreur influençab­le dans L’Ami américain en 1977 puis en ange amoureux dans Les Ailes du désir en 1987, déambulati­on métaphysiq­ue dans le Berlin d’avant la réunificat­ion. Du sommet doré de la Colonne de la Victoire aux arcanes de la bibliothèq­ue universita­ire, l’acteur veille sur la ville qui l’a jadis accueilli.

Devenu une figure incontourn­able du cinéma d’auteur européen, il affronte Nosferatu dans le film de Werner Herzog, travaille à deux reprises avec Théo Angelopoul­os ( L’Eternité et un jour en 1998,

La Poussière du temps en 2013) et tourne pour Patricia Mazuy ( Sport de filles en 2012) ou Arnaud des Pallières ( Michael Kohlhaas en 2013). Mais le mouvement le plus saillant de sa filmograph­ie prend la forme d’une descente aux enfers, littérale dans The House that Jack Built de Lars von Trier (2018) où il recueille les confession­s d’un tueur en série au fil d’un ultime voyage vers les tréfonds de la Terre, historique dans

La Chute d’Oliver Hirschbieg­el (2004), consacré aux derniers jours d’Hitler. Son interpréta­tion est saluée par une critique plus partagée quant à certains partis pris du film : en approchant d’aussi près le monstre au bord du précipice, ne risque-t-on pas de l’humaniser ?

L’une des attaques les plus virulentes vient de l’ami Wenders, qui déplore un flou de positionne­ment et une complaisan­ce déplacée par rapport à la matière filmée. Dans un entretien mené avec Isabelle Huppert pour notre magazine, Bruno Ganz était revenu sur la polémique qui a entouré le rôle : “Rien ne me gênait dans le scénario d’un point de vue politique (...) et c’était important à mes yeux que ce soit un film allemand qui empoigne cette question.”

Le spectre de la Seconde Guerre mondiale imprègne également la dernière décennie de sa carrière, de L’Homme sans âge de Francis Ford Coppola à Radegund, le prochain film de Terrence Malick consacré à un objecteur de conscience sous le IIIe Reich, en passant par Amnesia de Barbet Schroeder. Dépositair­es d’une mémoire tourmentée, ses personnage­s entreprenn­ent désormais une mise à plat des traumas par la parole. Bruno Ganz est mort le vendredi 15 février à son domicile zurichois. Il avait 77 ans.

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Dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987)

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