Les Inrockuptibles

Ariana Grande

- TEXTE Naomi Clément

Pop-star résiliente

A 25 ans, la pop-star ARIANA GRANDE enchaîne albums, records et récompense­s. Après l’attentat de l’Arena Manchester en 2017 et le récent décès de son ex-petit ami Mac Miller, la chanteuse dévoile son cinquième album : Thank U, Next. Le projet le plus sombre qu’elle ait jusqu’ici proposé.

DEPUIS QUE LES DISQUES SONT DEVENUS DES FICHIERS ET QUE LES TUBES NAISSENT DANS LE FLUX DES LIKES ET DES PARTAGES, il est encore plus difficile de déterminer si les grands phénomènes musicaux concernent l’époque dans laquelle ils s’inscrivent ou s’ils se contentent de l’affecter comme de vulgaires symptômes. Si bien qu’il est désormais légitime de se demander si Ariana Grande est une simple incarnatio­n de ce que l’algorithme de YouTube est capable de créer en termes d’expérience­s physiques et artistique­s, ou si elle est une chanteuse comptant parmi les plus importante­s dans la grande musique populaire, et immatériel­le, des années 2010 ?

Moins de six mois après la sortie de Sweetener, la voici déjà de retour avec Thank U, Next, son cinquième long format paru le 8 février. Un projet créé à la vitesse de la lumière, mais aussi et surtout dans la douleur, puisque nourri par la peine, l’anxiété et le deuil. C’est que 2018 fut émotionnel­lement intense pour la chanteuse. Après un début d’année sur les chapeaux de roues, celle qui a vécu l’attentat-suicide de l’Arena de Manchester lors de sa tournée Dangerous Woman en 2017 a dû surmonter le deuil de son ex-petit ami Mac Miller, décédé le 7 septembre 2018 des suites d’une overdose, et une rupture avec son ancien fiancé, l’acteur Pete Davidson (qui a récemment exprimé sur Instagram l’envie de mettre fin à ses jours). A Billboard, elle expliquait d’ailleurs que Thank U, Next a été écrit en l’espace d’une semaine à la suite de ces deux épreuves. “Cet album n’est pas particuliè­rement joyeux. Beaucoup de morceaux proposent une atmosphère enjouée, mais en réalité, ils parlent d’un chapitre très triste de ma vie.”

Jusqu’ici, le principe de mise à jour était l’une des matrices de la carrière de la jeune femme. Mais ce nouveau disque éloigne la simple ambition de proposer une nouvelle version du logiciel Ariana Grande. lI s’agit avant tout de dépasser la mort et la dépression pour mieux se projeter dans un ailleurs artistique. En d’autres temps, on aurait appelé cela de la résilience. Aujourd’hui, Ariana Grande semble vouloir revisiter son parcours et exprimer sa gratitude pour l’ensemble de ses expérience­s, même les plus tragiques, tout en précipitan­t le futur à coups de hashtags publiés sur Instagram.

Alors que Sweetener, sur lequel on retrouvait Pharrell Williams, Nicki Minaj et Missy Elliott, célébrait l’amour et la prospérité, ce disque de douze titres, dénué de tout featuring, se veut beaucoup plus grave. Sur Imagine, la première piste, Ariana Grande parle d’un amour impossible à atteindre, rappelant dès le début du disque la disparitio­n du rappeur de Pittsburgh. Et sur Ghostin, dont le beat serait une version ralentie de 2009 de Mac Miller, elle évoque les fantômes d’une relation vécue par le passé.

Du côté de la production, assurée par Social House, TBHits ou Happy Perez, Thank U, Next marque également une rupture avec le précédent projet d’Ariana Grande. Sur Fake Smile, introduit par un sample d’After Laughter (Comes Tears) de Wendy Rene (une chanson bien connue des amateurs du Wu-Tang), elle noircit sa pop édulcorée en lui infusant quelque chose de plus hip-hop et percutant.

Il en va de même sur Break up withYour Girlfriend, I’m Bored, et surtout sur 7 Rings, qui confère à l’album des sonorités davantage trap. Remixé par 2 Chainz, ce banger a d’ailleurs été accusé de plagiat par Princess Nokia et Soulja Boy, soulignant (plagiat ou non) un désir de rapprochem­ent avec la scène hip-hop.

Plus obscur que ses prédécesse­urs, Thank U, Next sonne aussi comme le disque le plus authentiqu­e d’Ariana Grande. Avec lui, celle que l’on a souvent décrite comme la princesse chérie de l’Amérique offre une facette plus vraie, moins lisse de sa personnali­té. Le vernis rose poudré, jusqu’ici impeccable­ment

posé, semble pour la première fois craquer. On la découvre nous contant ses failles, en rappelant sur Needy son besoin permanent d’être entourée de ses proches pour faire face à ses crises d’anxiété. Et alors qu’elle s’apprêtait il y a quelques mois encore à se marier, elle célèbre sur Bloodline et Make up une relation sexuelle épanouie avec un friend with benefits.

Que l’album ait été conçu en un temps record souligne également cette volonté d’authentici­té, de simplicité. En le publiant moins de six mois après Sweetener, et quasiment sans crier gare, Ariana Grande affirme un certain détachemen­t vis-à-vis de l’industrie de la pop, une envie d’échapper aux rouages bien huilés de cette gigantesqu­e machine. “J’ai toujours rêvé de pouvoir sortir ma musique comme les rappeurs le font”, confiait-elle à Billboard fin 2018, rappelant la façon dont les sorties souvent inattendue­s de la scène rap l’inspirent. “J’ai le sentiment que les femmes issues du milieu de la pop doivent répondre à certains standards que les hommes n’ont pas à prendre en compte.” Une soif d’indépendan­ce confirmée par son absence lors des Grammy Awards le 10 février suite à un différend avec les organisate­urs de l’événement (elle a malgré tout remporté le prix du meilleur album vocal pop avec Sweetener).

Le morceau qui donne son titre à l’album résume finalement le message du disque tout entier. Hymne à l’empowermen­t et à l’indépendan­ce des femmes, il est resté sept semaines à la tête du US Billboard Hot 100, constituan­t ainsi son plus gros succès à ce jour. L’album qui l’entoure, le plus sombre mais aussi sans doute le plus sincère d’Ariana Grande publié jusqu’ici, pourrait bien connaître le même destin. #ThankUNext, donc, comme pour mieux annoncer sa propre rennaissan­ce, devenir une autre, et swyper les questionne­ments existentie­ls comme on aligne les étapes d’une carrière en perpétuell­e réinventio­n.

Thank U, Next (Universal)

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