Les Inrockuptibles

Nomadland

- TEXTE Manon Michel

Le livre de Jessica Bruder sur l’errance des Nord-Américains après la crise des subprimes

Suite à la crise des subprimes, des milliers d’Américains ont quitté maisons et appartemen­ts pour une vie d’errance à bord de vans. Dans NOMADLAND, la journalist­e Jessica Bruder raconte le quotidien de ces nouveaux nomades. Des vies entre précarité et solidarité.

JANVIER 2018, 18 HEURES. TANDIS QUE LE SOLEIL SE COUCHE, LE FROID S’ABAT À L’OUEST DE L’INTERSTATE 10, autoroute inter-Etats américaine. Au loin, des milliers de points dorés scintillen­t au pied des Dome Rock Mountains. Les pare-brise des camping-cars reflètent la lumière vespérale. Bienvenue à Quartzsite (Arizona), où se déroule le grand festival hivernal des nomades. Moins de quatre mille habitants habituelle­ment, plusieurs dizaines de milliers de caravanes, vans et bus scolaires chaque hiver. Là, pas de touristes avides de paysages, mais les nouveaux nomades américains, sur la route depuis la crise immobilièr­e de 2008. Un phénomène disséqué dans Nomadland, ouvrage de Jessica Bruder publié en 2017 aux Etats-Unis et désormais traduit en français. Son enquête, au départ un article pour Harper’s Magazine, se transforme rapidement en un travail de longue haleine. Durant plus de trois ans, cette journalist­e et professeur­e américaine a suivi ces “sans adresse fixe” à bord de son propre van et a réalisé plus de cent entretiens.

Plus qu’une simple tribu de voyageurs, cette multitude de portraits dépeint une sous-culture américaine, avec ses propres rites. Si les vagabonds ont toujours existé, ces nouveaux nomades se distinguen­t par leur façon de concevoir la route. L’auteure explique : “Tous ceux que j’ai rencontrés ne souhaitent pas rentrer chez eux. Ils veulent créer une nouvelle idée du ‘chez-soi’ qui réponde à leurs propres critères. Leur van est devenu leur maison, leur seconde peau. Personne ne comprend pourquoi les nomades ne veulent pas rentrer à l’intérieur lorsqu’ils rendent visite à leur famille ou amis. Mais qui voudrait quitter son terrier ?”

“Il existe une immense culture de l’hospitalit­é sur la route. Les nomades sont parmi les plus démunis, et font pourtant preuve d’une générosité dont il faudrait s’inspirer”

Ces anciens membres de la classe moyenne ne se seraient jamais imaginés vivre en camping-car, au milieu de panneaux solaires en constructi­on, prendre leurs douches dans les lieux publics ou effectuer des détours pour éviter la police. Pourtant, le destin en a décidé autrement. En 2008, alors que les prix de l’immobilier montent en flèche, les revenus sont amputés. La plupart des foyers sont touchés de plein fouet, n’ayant pas réussi à se créer un filet de secours pour se prémunir contre les catastroph­es ordinaires que sont le divorce, la maladie ou les accidents. Lassés de se battre pour survivre dans un appartemen­t tout juste correct, certains choisissen­t un nouveau mode de vie : l’indépendan­ce sur les routes américaine­s.

Au fil du temps, cette vie devient une habitude. Bruder détaille : “La capacité de normaliser les situations les plus compliquée­s est à mes yeux ce qui fait de l’espèce humaine un grand atout, mais également un vaste désastre. Le pire peut être rendu normal. Il suffit de regarder ce qu’on a laissé se produire au niveau politique. Trump a été élu car nous avons été dans une position trop confortabl­e.”

Ces nouveaux nomades affirment leur choix. L’auteure explique : “Le mot ‘ choix’ est très intéressan­t car il est ici en rapport avec la dignité. Quand vous rencontrez les nomades pour la première fois, et qu’ils vous expliquent qu’ils ont choisi ce mode de vie, il serait condescend­ant de leur répondre que ça n’est pas le cas. En les côtoyant, j’ai compris qu’ils avaient bel et bien choisi ce mode de vie. Ils auraient pu rester avec leur famille, même si les conditions étaient difficiles, aller dans des centres pour personnes dans le besoin…”

Parmi les portraits poignants, celui de Linda May, 63 ans. Accompagné­e de son chien, Coco, Linda a un rêve : construire une géonef, habitation autonome et autosuffis­ante. En attendant de trouver l’endroit parfait, la sexagénair­e parcourt les routes avec sa Jeep Grand Cherookee Laredo. La nuit, elle dort dans le Squeeze Inn (“l’auberge serrée”), petite caravane jaune pâle attachée à l’arrière. Ou encore Swankie Wheels, âgée de plus de 70 ans. L’auteure raconte : “Swankie entretient une magnifique amitié avec Vincent, un jeune transsexue­l. Sa génération n’a pas toujours accepté les transsexue­ls, et pourtant elle le considère comme sa famille d’adoption. Elle reçoit même ses livraisons de testostéro­ne dans sa boîte aux lettres, un objet privilégié chez les nomades.” Pour subvenir à leurs besoins de première nécessité, Linda et Swankie enchaînent les emplois saisonnier­s ingrats. S’il n’existe pas de chiffres précis sur ces nouveaux nomades – “bête noire des démographe­s” –, la question de l’âge n’est pas anodine : près de neuf millions d’Américains âgés de 65 ans et plus avaient encore une activité profession­nelle en 2016. Soit 60 % de plus qu’une décennie auparavant.

A partir de cette nouvelle donne, de nouveaux secteurs économique­s se développen­t. Si des centaines d’employeurs proposent des offres diverses et variées, Amazon a su s’imposer avec la plate-forme CamperForc­e. En 2008, face aux difficulté­s pour recruter des saisonnier­s durant le rush de Noël – les entrepôts étant souvent en périphérie – le géant Amazon teste son nouveau programme. Les postulants affluent de tous les Etats-Unis. Interrogée sur le succès de ce travail ingrat et mal payé, l’écrivaine est catégoriqu­e : “Les gens doivent manger. Or il n’existe pas

d’organisati­on sociale aux Etats-Unis. Nous n’avons pas le luxe de nous mettre en grève.” Pour Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, pas de doute : un nomade sur quatre aura travaillé pour CamperForc­e d’ici à 2020. Et pour les multiples douleurs provoquées par le travail, pas de panique, Amazon a pensé aux distribute­urs gratuits d’analgésiqu­es.

Dans ces situations difficiles, la solidarité prime néanmoins. Des rassemblem­ents – les Get Together (aka “GTG”) – sont régulièrem­ent organisés. A Noël, il n’est pas rare d’observer des groupes réunis autour d’une dinde en plein milieu du désert. Sans oublier la fameuse réunion de Quartzsite, où des dizaines de milliers de nomades viennent passer une quinzaine de jours. Durant la journée, les participan­ts alternent entre repas à la populaire pizzeria Silly Al’s, virées à la librairie du nudiste de 70 ans Paul Winer ou encore soirées autour de feux de camp. Le tout dans un espace-temps où les classes sociales semblent s’effacer. Jessica Bruder détaille : “Il existe une immense culture de l’hospitalit­é sur la route. Les nomades sont parmi les plus démunis, et font pourtant preuve d’une générosité dont il faudrait s’inspirer.”

Une solidarité amplifiée par internet, depuis les premiers forums sur le sujet jusqu’au fil de discussion Reddit, en passant par les tutos YouTube pour customiser son van ou encore l’appli smartphone Wallydocki­ng, dédiée au camping sauvage sur les parkings de la chaîne de supermarch­és Walmart. Dans la jungle du web, une figure se distingue : celle de George Lehrer, aka Tioaga George, blogueur depuis 2003, mort le 5 février 2019. A 65 ans, George décide de déménager dans une caravane Fleetwood Tioga Arrow. Il lance au même moment son blog The Adventures of Tioga and George, accumulant plus de sept millions de visites en moins de dix ans. Pour Jessica Brudel, George a “influencé toute une génération de blogueurs nomades”.

Mettant en lumière la solidarité malgré des situations souvent difficiles, Nomadland raconte une autre Amérique : “Le livre s’est terminé de manière encore plus optimiste que je ne l’imaginais. Sans être trop rose non plus. Je n’aime pas les histoires qui se terminent de manière parfaite, ça ne représente pas la vie. Là, la fin reste ouverte.” Les droits du livre de Jessica Bruder ont été acquis pour le cinéma et l’on verra bientôt sur les écrans la vie de ces nouveaux nomades dans un film de Chloé Zhao avec Frances McDormand.

Nomadland de Jessica Bruder (Globe), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nathalie Peronny, 320 p., 22 €

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 ??  ?? Pour survivre, Silvianne, qui vit à bord de son van, multiplie les petits boulots
Pour survivre, Silvianne, qui vit à bord de son van, multiplie les petits boulots
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Ghost Dancer est un membre actif du groupe Yahoo “Live in your van”
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