Les Inrockuptibles

“Ils veulent rester vivants”

Pour le philosophe GÉRARD AMICEL, auteur de Que reste-t-il de l’avenir ?, les jeunes qui se mobilisent refusent le présent qui les étouffe et tentent d’ouvrir l’horizon des possibles. Malgré les sirènes du catastroph­isme.

- TEXTE Mathieu Dejean

EN MAI 68, LES ÉTUDIANTS EN RÉVOLTE PROCLAMAIE­NT SUR LES MURS LEUR VOLONTÉ DE “VIVRE SANS TEMPS MORT” ET DE “JOUIR SANS ENTRAVES”. Cinquante ans plus tard, le temps file entre les doigts des jeunes génération­s qui, inquiètes de l’urgence écologique, admonesten­t leurs aînés pour qu’ils anticipent la catastroph­e. Après plusieurs décennies où les utopies s’étaient éclipsées, et où la peur avait réussi à congédier l’espoir, ces adolescent­s qui descendent dans la rue pour sauver la planète se libèrent enfin des carcans du présent pour envisager l’avenir sur le long terme, note le philosophe Gérard Amicel. Tout en étant conscients que c’est peut-être la dernière occasion.

En tant que philosophe, auteur d’un livre sur notre perte de confiance en l’avenir, que vous inspire le mouvement mondial des jeunes pour le climat ? Représente-t-il quelque chose de nouveau dans notre rapport au futur ?

Gérard Amicel — C’est un mouvement qui m’apparaît sympathiqu­e. Ces jeunes personnes veulent prendre leur avenir en main, et c’est en effet nouveau à cette échelle. Ils démontrent que la peur que les catastroph­istes ont cherché à instiller dans la société ne s’impose pas à eux-mêmes comme un devoir : ils la ressentent véritablem­ent. Leur réaction est civique, étonnante et nouvelle.

Depuis 1989 et la chute du mur de Berlin, le présent était devenu le seul horizon de notre société contempora­ine, privée de l’ouverture aux possibles. C’est ce que l’historien François Hartog

a appelé le “présentism­e”. Ce mouvement est-il l’amorce d’un changement d’époque ?

Il semblerait en effet que ce mouvement nous conduise à sortir du présentism­e. Pendant deux siècles, l’idéologie du progrès a soutenu que nous allions inéluctabl­ement vers un avenir meilleur. Cette idéologie est aujourd’hui contestée – ces jeunes n’y croient plus. Le présentism­e est l’idée selon laquelle, puisqu’il n’y a plus de progrès ni d’avenir radieux qui s’offrent à nous, il faut vivre le plus intensémen­t et le plus vite possible, maintenant. Il se caractéris­e par une sorte de surenchère de l’urgence : sociale, économique, terroriste… Les jeunes qui se mobilisent pour le climat reprochent à leurs parents d’avoir trop pensé au présent, alors qu’eux pensent à l’avenir. En ce sens, ils se dégagent du présentism­e. Cependant, une partie d’entre eux semble sensible à la pensée catastroph­iste, qui nous somme d’agir tout de suite pour éviter la catastroph­e. S’ils basculent dans ce discours, l’horizon pourrait demeurer fermé.

Peut-on voir dans ces mobilisati­ons pour le climat le retour d’une utopie qui permettrai­t d’anticiper l’avenir, et d’orienter l’action dans une vision à long terme ?

Au contraire, je pense qu’ils sont extrêmemen­t réalistes. Ces jeunes lisent, ils constatent que les experts demandent aux politiques d’agir maintenant, et ils nous appellent donc à prendre nos responsabi­lités. Ils ne sont pas en train de rêver, ou d’essayer de concevoir un avenir idéal. Ils veulent rester vivants. Ce n’est pas une utopie. Ils sont plutôt hyperréali­stes, et partagent un sentiment d’urgence permanente, qui mène à une demande de sécurité.

“En Mai 68, les jeunes voulaient ‘interdire d’interdire’, alors qu’ici, certains réclament des interdicti­ons et exigent de l’Etat qu’il impose des normes”

Vous considérez que ce mouvement exprime une demande de sécurité ?

Oui, ces jeunes ressentent aujourd’hui une peur. Les lanceurs d’alertes nous avertissen­t tous les jours des risques les plus divers, à tel point que l’impression d’insécurité n’a jamais été aussi forte que dans nos sociétés. Ils demandent donc à l’Etat d’intervenir et de résoudre les problèmes de manière immédiate. C’est une demande de sécurité et d’autorité. En Mai 68, les jeunes voulaient “interdire d’interdire”, alors qu’ici, certains réclament des interdicti­ons et exigent de l’Etat qu’il impose des normes.

On est loin de “l’imaginatio­n au pouvoir”. Les jeunes femmes qui ont émergé du mouvement sont extrêmemen­t sérieuses. Elles veulent que les adultes prennent leurs responsabi­lités, qu’ils aient les pieds sur terre, car si nous voulons rester vivants, il faut prendre dès maintenant des mesures drastiques.

Etes-vous critique vis-à-vis de l’usage de la peur et du futur que font les “collapsolo­gues”, ces théoricien­s de l’effondreme­nt de la civilisati­on industriel­le ?

Je suis assez critique. Tous ces discours contempora­ins sur l’effondreme­nt sont une reformulat­ion du discours catastroph­iste d’Hans Jonas dans

Le Principe responsabi­lité (1979), ou de Jean-Pierre Dupuy dans Pour un catastroph­isme éclairé (2004). A l’origine de ces discours, il y a cette idée de gouffre entre notre savoir technique et notre savoir prévisionn­el. Cette absence de savoir futurologi­que fait qu’il est impossible de modifier des habitudes profondéme­nt ancrées dans les mentalités. Par exemple, que nous disent les experts du Giec (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat) ? Que le réchauffem­ent climatique pourrait aller de 0,3 à 4,8 degrés d’ici la fin du XXIe siècle. Et qu’au-delà de 2 degrés, le système climatique pourrait devenir chaotique, ce qui provoquera­it des phénomènes extrêmes et imprévisib­les. Comment pousser les gens à agir dans ce contexte ? Cette parole d’expert est trop ambivalent­e pour susciter l’adhésion des peuples qui n’imaginent pas que le pire puisse advenir. Dupuy propose donc de diffuser la crainte, pour éviter les catastroph­es. La dimension politique du catastroph­isme doit donc être interrogée. Jonas estimait que des mesures très impopulair­es seraient nécessaire­s pour sauver la planète, et que ces décisions exigeraien­t “une tyrannie bienveilla­nte”. Je crains que certaines formes d’écologie radicale en arrivent à l’idée que devant la catastroph­e, il faudrait remettre le sort de l’humanité entre les mains d’une avant-garde intellectu­elle entrevoyan­t le futur dramatique de la planète – ce qui constituer­ait une “tyrannie bienveilla­nte”.

Vous soutenez l’idée que la notion d’horizon ne peut plus illustrer notre rapport à l’avenir. Vous lui préférez la métaphore acoustique de l’effet Larsen. Pourquoi ?

Les phénoménol­ogues comme Edmund Husserl utilisaien­t la métaphore de l’horizon : cette ligne qui limite notre regard, mais derrière laquelle on pouvait imaginer d’autres paysages. Je crois qu’aujourd’hui elle ne peut plus illustrer notre rapport à l’avenir, car nous passons notre temps à l’anticiper, à l’instar des jeunes qui se mobilisent pour le climat. C’est pourquoi je parle d’effet Larsen : l’horizon stagnant du catastroph­isme donne à la temporalit­é la forme d’une boucle, qui provoque une augmentati­on progressiv­e de l’intensité du signal. Des lanceurs d’alertes nous mettent en garde sans arrêt, tiennent des discours apocalypti­ques qui s’ajoutent aux nombreuses inquiétude­s actuelles, s’autoalimen­tent et rongent nos sociétés. Plus on anticipe, plus on se fait peur, plus on veut aller vite. Ces jeunes sont dans un état de sidération, un sentiment d’urgence permanent. Dans leur tête, j’imagine le sifflement de plus en plus strident du larsen : on les a mis dans un monde invivable.

Face à cela, vous plaidez pour une philosophi­e de l’intermitte­nce.

Oui, je crois qu’il faut rompre avec la conception linéaire et continuist­e du temps qui est caractéris­tique de l’idéologie du progrès. Pendant deux siècles, les politiques ont cherché à imposer à des population­s souvent réticentes cette idée d’un progrès à la fois nécessaire et illimité. Et ils ont justifié leurs décisions en se fondant sur l’avis des experts. C’est cette conception du temps et de la décision politique qui a légitimé l’exploitati­on de la nature et des hommes. Aujourd’hui, l’erreur serait de conserver cette rationalit­é technique en espérant qu’elle nous tire de la situation où elle nous a mis. Nous devons au contraire inventer une nouvelle conception du temps et de la décision. Dans le contexte d’incertitud­e qui est le nôtre, une série de mesures temporaire­s et réversible­s est préférable au choix tranchant pris par une autorité politique ou scientifiq­ue. Ce modèle intermitte­nt de la décision permet de rouvrir un horizon de possibles toujours négociable­s par les citoyens.

Que reste-t-il de l’avenir ?

– Entre posthumani­té et catastroph­e (Editions Apogée), 84 p., 11 €

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Melancholi­a de Lars von Trier (2011)

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