Les Inrockuptibles

Romanesque des vies ordinaires

Dans des textes très courts, ARNAUD CATHRINE imagine les vies de gens croisés dans la rue, pour les transforme­r en personnage­s.

- Sylvie Tanette

UN GARÇON DANS UN TRAIN, LA CAISSIÈRE DE LA SUPÉRETTE, UN VOISIN, une dame au restaurant, un couple à une terrasse. Ils peuplent malgré eux le dernier livre d’Arnaud Cathrine. En soixante-quinze textes courts, parfois même très brefs, l’auteur du Journal intime de Benjamin Lorca (2010) imagine leur vie. “Je passe mon temps à voler des gens”, prévientil en préambule, avouant avoir toujours un carnet et un stylo sur lui. “Je tente de les deviner, aucun ne doit me rester étranger, je veux les garder, je finis par les inventer.” Ainsi dans ces textes, où impercepti­blement l’auteur glisse de la simple descriptio­n d’un visage à la constructi­on d’une existence.

Cathrine, écrivain de l’intime et des sentiments, a toujours été un observateu­r de nos vies contempora­ines. Dans son recueil de nouvelles Pas exactement l’amour (2015), il décrivait déjà les aventures amoureuses, la solitude aussi, de jeunes urbains à l’heure du mariage pour tous. Ici, on est surpris de la façon dont, à partir d’un simple geste, un échange de regards ou une attitude lassée, il élabore sur le vif de petites histoires, drôles et émouvantes, qui disent de mille façons nos désarrois d’aujourd’hui. Au fil des pages, on retrouve les thèmes emblématiq­ues de l’univers d’Arnaud Cathrine : l’amitié, la fidélité, l’incertitud­e de l’adolescenc­e. Et en transforma­nt de parfaits inconnus en personnage­s de roman, il nous offre la sensation d’entrer dans son atelier, d’assister à un travail d’écrivain en train de se construire.

L’exercice aurait pu se révéler lassant, il est au contraire surprenant. Pas seulement grâce à l’éventail large des personnes attrapées par l’imaginatio­n de Cathrine, de conditions sociales et d’âges différents, mais parce que l’auteur jamais ne se saisit exactement du même procédé, brodant parfois sur le passé et parfois sur le futur de ses proies littéraire­s. Surtout, petit à petit il entre lui-même dans son dispositif.

Et c’est probableme­nt les plus belles pages de son livre, qui disent les regrets et les chagrins enfouis. Il faut lire le texte sur l’ami d’enfance perdu de vue et croisé par hasard à la plage, pour prendre pleinement conscience de la maîtrise de son écriture, avec une nouvelle dont la dernière phrase nous bouleverse, par ce qu’elle révèle autant que par ce qu’elle tait.

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J’entends des regards que vous croyez muets (Verticales), 184 p., 18 €

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