Les Inrockuptibles

Abstractio­n sensuelle

A Paris, la galerie Thaddaeus Ropac met en lumière l’art minimal excentriqu­e de l’américaine ROSEMARIE CASTORO, l’une de ces artistes éclipsées de l’histoire de l’art conceptuel.

- Ingrid Luquet-Gad

LE MONDE DE L’ART OCCIDENTAL EST CONFRONTÉ À UNE TÂCHE HERCULÉENN­E : réécrire son histoire. Les institutio­ns entreprenn­ent de faire souffler un vent inclusif sur leurs collection­s permanente­s (pour faire peau neuve, le MoMA fermera pendant quatre mois cet été), à moins qu’elles ne tentent de rattraper le retard par des formules ultra concentrée­s (dès le mois d’avril, Sixty Years à la Tate Britain proposera une relecture 100 % féminine de six décennies d’art anglais). Les galeries s’y mettent aussi. Ce printemps, la galerie Thaddaeus Ropac dédie l’intégralit­é de ses salles du Marais à Rosemarie Castoro, artiste minimalist­e et conceptuel­le américaine disparue en 2015. Après la première grande rétrospect­ive institutio­nnelle au Macba l’an passé, la galerie la présentait l’été dernier dans son espace londonien aux côtés de Wanda Czelkowska et de Lydia Okumura – deux autres artistes actives dans les années 1960-1970 et proches des mouvances minimales et post-minimales.

A Paris, les quatre étages accueillen­t un échantillo­n de pièces emblématiq­ues des étapes de la carrière de Rosemarie Castoro. Les tableaux et les sculptures au rez-de-chaussée, puis les oeuvres sur papier dans les étages, se mêlent aux documents biographiq­ues – dont les cartes postales de “Carl”, pour Carl Andre, le pape du minimalism­e, dont elle partagea la vie entre 1960 et 1974.

Inévitable­ment, il est tentant de faire de Rosemarie Castoro la grande oubliée de l’art minimal éclipsée par la notoriété de son mari – pour une galerie, cela s’avère un “storytelli­ng” efficace. Il n’empêche qu’elle se révèle autrement plus drôle et infiniment plus perverse que les messieurs de l’art minimal. L’inscriptio­n de Rosemarie Castoro dans l’histoire ne doit pas tant venir consolider la doxa minimalist­e qu’ouvrir l’abstractio­n à une histoire moins dogmatique, intégrant aussi son envers pulsionnel et parfois presque surréalist­e. Rosemarie Castoro s’inscrit dans cette veine-là, mâtinant le vocabulair­e minimal de son refoulé sensuel. Elle n’est pas la seule : en 1966, la critique Lucy Lippard, qui la soutenait, dédie une exposition à “l’abstractio­n excentriqu­e”.

Chez Rosemarie Castoro, tout ne se vaut pas. Certaines oeuvres tiennent de la blague potache, et les nombreux changement­s de cap stylistiqu­e ne lui réussissen­t pas tous. Il n’est cependant pas impossible que son extrême versatilit­é provienne de la conscience qu’elle avait de ne jamais pouvoir se hisser à la même reconnaiss­ance que les artistes qu’elle côtoyait : Sol LeWitt, Richard Long, Lawrence Weiner ou Robert Smithson. Libérée du joug de la cohérence, des groupes et des mouvements, Rosemarie Castoro, qui se disait d’ailleurs “peintrescu­lptrice” (“painterscu­lptor”), a suivi sa propre impulsion. Sensuelle et excentriqu­e, impure et jouissive, son abstractio­n vient titiller les préceptes de pureté des “boys clubs” de l’art minimal et conceptuel – sans forcément avoir jamais eu envie d’y rentrer.

Wherein Lies the Space. Jusqu’au 30 mars à la galerie Thaddaeus Ropac-Marais, Paris IIIe

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Rosemarie Castoro, Autoportra­it au studio, 1970

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