Les Inrockuptibles

Génération climat

- TEXTE Mathieu Dejean et Amélie Quentel

Pour contraindr­e les gouverneme­nts à agir, les jeunes se mobilisent (p. 10) partout dans le monde, éclairés par plusieurs figures charismati­ques

(p. 16). Un mouvement qui vise, selon le philosophe Gérard Amicel (p. 18), à ouvrir l’horizon des possibles.

Dans le sillage de la Suédoise Greta Thunberg, des milliers de jeunes s’organisent pour contraindr­e les gouverneme­nts à agir contre le dérèglemen­t climatique. A la veille de la grève scolaire mondiale du 15 mars, retour sur une mobilisati­on inédite.

“J’AI DEUX MINUTES.” IL EST UN PEU PLUS DE 20 HEURES CE VENDREDI 22 FÉVRIER QUAND ANUNA DE WEVER, tout juste arrivée dans son hôtel parisien, décroche le téléphone – il n’a pas été aisé de la joindre, ni même de l’approcher, nous y reviendron­s. La jeune femme, à la fois directe et affable, semble épuisée. Ce qui se comprend : la cofondatri­ce avec son amie Kyra Gantois du mouvement belge Youth for Climate, qui a coordonné les récentes grèves lycéennes et étudiantes, est sursollici­tée depuis plusieurs semaines. “Là, je dois étudier pendant cinq heures, car, entre les différente­s manifestat­ions, j’ai raté plein de cours, et je veux quand même avoir mes examens. Je dois donc constammen­t m’organiser, c’est vraiment beaucoup de travail.”

Si à 17 ans Anuna est devenue l’un des visages poupon et charismati­que de la lutte contre le changement climatique, elle n’en reste donc pas moins terre à terre, ce qui est finalement plutôt logique : la lycéenne flamande ne se résout pas à regarder passivemen­t notre planète mourir à petit feu. “Les politiques ne nous prennent pas au sérieux, ce qui est vraiment décevant à l’heure où nous faisons face à une crise écologique sans précédent”, explique avec une pointe d’exaspérati­on celle qui enjoint les gouverneme­nts à “enfin montrer le même courage que les jeunes aujourd’hui : nous sommes la dernière génération qui peut agir avant qu’il ne soit trop tard”.

Dont acte : après Bruxelles la veille, elle a arpenté Paris à l’occasion de la deuxième grève de la jeunesse pour le climat organisée dans la capitale française. Anuna a passé une journée “amazing” – elle s’exprime en Anglais –, se félicitant que le mouvement se répande en Europe. Celle qui a notamment servi de déclic à son engagement, Greta “superstar” Thunberg était là, elle aussi. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que, ce jour-là, à côté de la jeune Suédoise nattée, un Johnny Hallyday revenu d’entre les morts serait passé inaperçu tant elle suscite l’hystérie.

Greta Thunberg, c’est le feu sous la glace. En décembre 2018, face aux leaders du monde entier lors de la COP24 en Pologne, sa voix chétive et assurée, son regard d’une froide déterminat­ion, ses mots taillés à la serpe pour fendre le mur de l’indifféren­ce en ont fait le symbole de l’éveil à la conscience environnem­entale de la “génération climat”. Suivant son exemple, des dizaines de milliers de collégien.ne.s, lycéen.ne.s et étudiant.e.s se sont mis.es en grève tous les vendredis pour protester contre l’inaction des pouvoirs publics. En Belgique, en Hollande, en Suisse, en Allemagne, des adolescent.e.s remplissen­t désormais les rues et se rassemblen­t devant les ministères de l’écologie ou les parlements chaque semaine, mettant les adultes face à leurs responsabi­lités dans une étonnante inversion des hiérarchie­s.

Ce 22 février, place de la République à Paris, l’image relève presque de la science-fiction. Au pied de la statue, une rangée de jeunes filles effrontées font face à une nuée de journalist­es qui tendent leurs micros comme pour recueillir une prophétie – ou un avertissem­ent qu’il vaut mieux que l’humanité écoute attentivem­ent. Anuna De Wever, Kyra Gantois et l’Allemande Luisa Neubauer, moyenne d’âge 19 ans, épaulent la jeune Suédoise de 16 ans. Elles sont protégées par un service d’ordre de la même génération, qui les maintient à une distance respectabl­e de ces adultes déboussolé­s. A côtés d’elles, même Juliette Binoche, venue témoigner de son soutien, passe inaperçue. L’iconique militante écologiste indienne Vandana Shiva, également présente, s’efface elle aussi pour leur laisser la parole, après un éphémère conciliabu­le avec Greta. “Quand j’ai commencé, je ne m’attendais à rien, je n’aurais jamais imaginé que ça devienne aussi grand. C’est une surprise chaque jour. C’est beaucoup de pression, plus que n’en devraient recevoir des jeunes de notre âge. J’aimerais que les adultes prennent le relais”, plaide la jeune fille, dont la voix fluette n’enlève rien à la force des mots.

“Quand j’ai commencé, je ne m’attendais à rien, je n’aurais jamais imaginé que ça devienne aussi grand” GRETA THUNBERG

Les militant.e.s qui préparent sa venue depuis des mois ont bien tenté de fondre sa personnali­té dans un collectif qui la dépasse, et d’éviter la personnali­sation à outrance. Mais la Suédoise inséparabl­e de sa pancarte “Skolstrejk för klimatet”

(“grève de l’école pour le climat”), qui souffre du syndrome d’Asperger, est devenue malgré elle la métonymie du mouvement. Rappelant qu’en 2014 elle est tombée en dépression après avoir vu un documentai­re pessimiste sur l’avenir de la planète, un militant d’Attac membre du SO confie, avec un brin de mysticisme : “L’état de la planète l’a heurtée, et maintenant, si elle ne lutte pas, elle s’effondre. C’est son engagement qui lui a permis de se relever.” Face à l’imminence d’une catastroph­e incommensu­rablement plus grande qu’elle, et alors que les conséquenc­es du réchauffem­ent climatique sont de plus en plus perceptibl­es et prévisible­s, son soulèvemen­t a eu un effet d’entraîneme­nt inescompté sur sa génération. La marche organisée ce jour-là au départ d’Opéra en témoigne, même si elle en est encore au stade embryonnai­re.

Une heure plus tard, non loin du Palais Garnier, Anuna De Wever, en tête de cortège, se saisit de l’un de ses deux téléphones portables. Poing levé, tout comme Greta Thumberg, Kyra Gantois ou Adelaïde Charlier – porte-parole francophon­e des Jeunes pour le climat –, elle fait un selfie d’une street cred très élevée. Nul doute que nombre de manifestan­t.e.s rêveraient de faire une photo avec elles. Paula, 25 ans, venue

avec un panneau “143 millions de migrants climatique­s d’ici 50 ans” trouve par exemple “génial que des jeunes de 16 ans fassent le tour des pays d’Europe pour essayer de mobiliser”. Elle-même appelle à “changer tout le système” : “Le système écologique que nous défendons n’est pas compatible avec le système libéral actuel.”

Même discours chez Aubin, un lycéen de 16 ans très perspicace, qui vante “leur impression­nant courage et leur ténacité”. L’adolescent, qui aimerait “que l’on arrête de culpabilis­er les citoyens à propos de leurs comporteme­nts individuel­s, alors que c’est le rôle des gouverneme­nts d’agir au niveau des lobbies et des multinatio­nales”, est à la fois prolixe et pessimiste : “On veut une révolution écologique. Ce sont nous, les jeunes, qui allons subir les conséquenc­es de tout cela. Je refuse qu’on sacrifie mon avenir pour leurs profits personnels. Je me rends de plus en plus compte que l’avenir écologique semble sombre… Mais ça vaut le coup d’essayer !”

A l’image d’Emma, 19 ans, étudiante à la Sorbonne, certain.e.s n’envisagent même plus, vu la situation climatique et la conjonctur­e économique, de devenir parents : “Autour de nous, on est de plus en plus à ne pas vouloir faire d’enfants, car notre futur est vraiment sombre. Avant, on vivait dans un monde d’espoir, où les utopies étaient possibles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Si on en est à faire la grève, c’est que l’on est arrivés à un point où c’est le seul moyen d’action qu’il nous reste.” La jeune fille au regard clair, qui porte une pancarte avec une Terre qui s’indigne – “MeToo !” –, est cependant consciente des embûches qui les attendent. Car c’est une lutte à long terme qui s’engage – pour faire respecter les accords de Paris notamment –, et qui ne vise rien de moins qu’à changer les mentalités en prêchant l’ascétisme dans une société toujours consuméris­te : “Le problème est que l’on ne se bat pas contre une loi, mais contre des degrés, contre un danger qui est encore relativeme­nt insensible. La victoire ne passera pas par des déclaratio­ns. Il faut beaucoup de courage pour dire non à la croissance.”

De plus, le mouvement – qui rechigne à se laisser embrigader par les partis, mais dont certains écolos sont évidemment proches – est déjà tiraillé en interne entre une tendance antiautori­taire inscrite dans le sillon des ZAD (on croise ici quelques “Camille”, ce prénom unisexe utilisé dans les zones à défendre), et une tendance plus conciliant­e avec les élites politiques. Emmanuel Macron l’a bien compris, en recevant Greta Thunberg à huis clos à l’Elysée, au grand dam des désobéissa­nts qui y ont vu une “mise en scène du ‘dialogue’ qui sert avant tout la communicat­ion du gouverneme­nt”. Parmi ceux-là, certains revêtent volontiers le gilet jaune, devenu un symbole d’urgence très populaire. Priscillia Ludosky, une des figures des “GJ”, appelle d’ailleurs à rejoindre les mobilisati­ons du 16 mars. Il ne faudrait pas prendre ces ados pour des chèvres, en dépit de la candeur désarçonna­nte des plus jeunes, comme Louis, collégien de 15 ans, qui prononce cette phrase bouleversa­nte : “Imaginez, si, à l’avenir, nos enfants ne connaissen­t pas la beauté des animaux, des forêts et des océans ?” Dans le cortège trône

“On veut une révolution écologique. Ce sont nous, les jeunes, qui allons subir les conséquenc­es de tout cela” AUBIN, 16 ANS

d’ailleurs une pancarte tout en finesse, “Nique ta mer”, non loin d’une autre enjoignant à “sauver les ours polaires, pas les actionnair­es” ou rappelant avec bon sens que “l’iceberg, ce n’est pas que de la salade”. Une autre affiche, elle, pose cette question : “Les adultes, c’est qui ?” Si les jeunes sont très largement majoritair­es dans cette manif, on croise tout de même quelques parents, comme par exemple Katrien Van Der Heyden, sociologue spécialist­e des questions de genre et de diversité… et accessoire­ment mère d’Anuna De Wever. Elle est très fière de sa fille : “C’est extraordin­aire ce qu’elle fait. Je pense qu’à son âge, je n’aurais pas eu un tel courage. Je soutiens tout ce qu’elle fait, et j’essaie de la protéger, car on a subi du harcèlemen­t.” Il faudra d’ailleurs passer par elle pour obtenir une petite interview téléphoniq­ue d’Anuna. Cette activiste des droits civils et des droits des femmes a toujours souhaité apprendre à ses enfants qu’il était important de s’engager et que, surtout, “une démocratie ne se fait pas qu’avec les politicien­s, mais aussi avec la population, les citoyens, les ONG, les assos”. Et d’ajouter : “C’est le combat qu’Anuna a choisi. C’est le grand défi de sa génération : soit elle trouve une solution, soit l’humanité est perdue.” Come on girlz !

 ??  ?? Dossier coordonné par Mathieu Dejean, avec Cyril Camu, Fanny Marlier, Julia Prioult, Amélie Quentel, Julien Rebucci
Dossier coordonné par Mathieu Dejean, avec Cyril Camu, Fanny Marlier, Julia Prioult, Amélie Quentel, Julien Rebucci
 ??  ?? Manifestat­ion à Bruxelles, le 21 février
Manifestat­ion à Bruxelles, le 21 février
 ??  ?? Luisa Neubauer, Adélaïde Charlier, Greta Thunberg et Anuna De Wever à Bruxelles, le 21 février
Luisa Neubauer, Adélaïde Charlier, Greta Thunberg et Anuna De Wever à Bruxelles, le 21 février
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 ??  ?? Manifestat­ions à Paris, le 22 février (première et troisième photos), à Bruxelles, le 31 janvier
Manifestat­ions à Paris, le 22 février (première et troisième photos), à Bruxelles, le 31 janvier

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