Les Inrockuptibles

Claire Richard

Dans un texte délicat écrit pour Arte Radio et adapté en livre, CLAIRE RICHARD explore les itinéraire­s du désir à travers la pornograph­ie. Un “espace de liberté” que l’auteure, féministe, défend contre toute tentative de contrôle.

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles

Le porno, un “espace de liberté” : l’écrivaine livre l’itinéraire de ses désirs

ANNÉES 1990, MOYEN ÂGE NUMÉRIQUE. L’INITIATION SENSUELLE DES DERNIERS ENFANTS DU SIÈCLE A DES AIRS DE CHASSE AUX TRÉSORS SÉPIA. Quelque chose de poussiéreu­x et d’universel. Après un déjeuner dominical, une petite fille échappe à l’attention des adultes. Sur les plus hauts rayons de la bibliothèq­ue familiale, elle découvre des BD en noir et blanc. “Les hommes ont des épaules carrées et les femmes des seins énormes.” Fascinatio­n et transgress­ion : déjà le plaisir fait son chemin. Sur l’une des planches : “Deux femmes sont attachées, mains dans le dos, contre un pilier. Elles ont des jambes immenses et des seins lourds (…), elles sont blondes et elles sont nues (…), une autre femme, de dos, les regarde. Elle porte de hautes bottes de cuir et elle tient à la main une cravache.” L’enfant comprend qu’elle est “à l’orée d’un monde caché, dangereux et fascinant”.

Ce qu’elle ne peut pas encore saisir par contre, c’est qu’elle vient d’être initiée au pouvoir des tags : “seins - contrainte­s - cuirs et cordes”. YouPorn naîtra une décennie plus tard, le “Big Bang” masturbato­ire attendra.

Ecrivaine, traductric­e, la trentaine et des piercings : Claire Richard n’a plus rien d’une petite fille. Ancienne de Rue89, elle a déjà fait paraître trois ouvrages. Sur le lien entre politique et littératur­e dans les oeuvres d’Antoine Volodine et de François Bon, sur les déterminis­mes numériques et sur les Young Lords, équivalent des Black Panthers latinos. Passée par l’Ecole normale supérieure de Lyon, l’Ecole des hautes études en sciences sociales et la New York University, elle relie tous ces sujets à son “intérêt pour ce qui, de notre subjectivi­té, est façonné par les structures économique­s, politiques et numériques”.

Les Chemins de désir, son quatrième livre mais premier “roman”, est à la croisée d’une “constellat­ion” d’interrogat­ions autour de la question de l’intime et de la technologi­e ; il est est pensé comme une cartograph­ie de la vie pornograph­ique de son auteure. L’exploratio­n “d’un espace possible où l’on découvre des mystères sur soi-même”. A l’origine, “les chemins de désir”, écrit Claire Richard, est le nom que donnent les urbanistes “aux sentiers qui se forment progressiv­ement sous les pas des marcheurs, des animaux ou des cyclistes, à côté des infrastruc­tures prévues pour eux”. Ils matérialis­ent ce que les gens veulent, en opposition à ce que l’on a planifié pour eux.

Appliqués au porno, ces chemins deviennent des autoroutes du fantasme à péages multiples : les BD interdites, les émissions “carré rose” de M6, le site Revebebe et plus tard les porn tubes. Au sein de cette architectu­re sans limites, les mots clés sont des guides de navigation : “seins - contrainte - cuirs - cordes” ouvrent

sur “femme soumise, femme domine, chantage, exhibition­nisme” qui mènent à “lesbian domination, lesbian slave, lesbian bdsm, lesbian bondage” jusqu’à “monsters, tentacles, hentai tentacles”. Hiéroglyph­es d’une nouvelle civilisati­on dématérial­isée, les tags offrent à chaque fois “une nouvelle bifurcatio­n possible”, “une nouvelle variation”, fournissen­t toujours “une nouvelle opportunit­é de jouir”.

A contrario d’un discours moral ou politique, Claire Richard n’envisage pas le porno comme objet d’aliénation : “Je pense que ça vient du fait qu’il s’est construit chez moi très tôt comme cet espace de liberté, un genre de jardin secret, un endroit passionnan­t, un peu fascinant qui pousse à l’imaginaire.” Plus que ça, il est aussi l’instrument de la découverte de soi : “Les itinéraire­s en ligne m’ont permis de découvrir des choses de moi que je n’aurais pas pu soupçonner, des désirs inattendus, des zones ignorées. Et cette question de comment découvrir ce que tu ne connais pas est centrale pour moi.”

Tout autant confession, récit d’initiation et réflexion intime, Les Chemins de désir met le “je” au centre du projet littéraire. Claire Richard balaie les ambiguïtés liées à sa narratrice. Le texte n’est pas un roman, malgré ce qu’annonce sa couverture. Tout ce qui est écrit est vécu, assimilé, analysé. Inspirée par les nouvelles figures de la non-fiction américaine comme Maggie Nelson, Leslie Jamison ou Chris Kraus, l’auteure avoue “ne pas y arriver avec la troisième personne. Il y a quelque chose avec la forme romanesque, quand je m’y essaie, qui sonne faux. Quand j’écris des choses comme ‘Elle entra dans la pièce’, j’ai l’impression d’étendre ma lessive. Je trouve ça chiant”. Son texte, porté par une langue poétique tissée de métaphores, s’applique dès lors à appréhende­r les affects de manière sensible, presque matériel. Et il n’est pensé qu’en termes de voix, de plans sonores. Car à l’origine, il est conçu pour la radio.

En reflet du formidable dynamisme de la production audio actuelle, c’est d’abord par le son que la littératur­e de Claire Richard a pu se déployer. A l’occasion d’un refus éditorial, Arte Radio récupère Cent façons de disparaîtr­e, première incursion de l’auteure vers une fiction hybride, entre la méditation intime et le documentai­re. En 2017, le projet est mis en ondes et Claire Richard gagne le prix du nouveau talent radio de la SACD (Société des auteurs et compositeu­rs dramatique­s). Elle comprend qu’il y a d’autres manières de faire vivre la littératur­e, que la radio aussi est l’espace des choses écrites. Qu’elle permet d’envisager l’imaginaire et le sensible en plusieurs dimensions. Que la voix, le rythme, le souffle et les silences autorisent à jouer sur la réception des mots, sur “leur tessiture émotionnel­le”.

C’est encouragée par Arte Radio que Claire Richard s’est lancée dans Les Chemins de désir. En plus du livre, le podcast réalisé par Sabine Zovighian et Arnaud Forest est disponible en ligne depuis le 12 mars. Délicat et extrêmemen­t soigné, il propose une tout autre expérience du texte.

Exemple : dans le troisième épisode du programme, le montage fait résonner une petite voix chuchotée, différente de celle de l’auteure qui interprète aussi son texte au micro, une petite voix aux accents rageurs : “Non mais comment tu peux être féministe et excitée par des histoires où les femmes sont traitées comme des chiennes ? Comment tu peux lire Christine Delphy et rêver qu’on te traite de pute ?” S’orchestre alors un dialogue entre la narratrice et cette deuxième voix, dont on comprend qu’elle est “le surmoi féministe mental” de la première. Et si l’extrait existe dans le livre, le son permet de lui donner une nouvelle profondeur intime, contradict­oire et réflexive.

Car c’est aussi l’un des enjeux du projet de Claire Richard : interroger la coexistenc­e en elle du plaisir intime à consommer du porno et de la conviction du besoin collectif d’une conscience féministe. Une contradict­ion qui l’a longtemps troublée :

“Je pense que j’ai été très sensible, quand j’ai découvert le féminisme, à un discours de pureté que personne n’a jamais tenu explicitem­ent mais que j’ai perçu dans les textes que je découvrais toute seule.

Et j’ai intégré le fait que je n’étais pas à la hauteur de ces idéaux. Ça a généré dans ma tête cette espèce de surmoi féministe avec lequel je faisais un ping-pong mental permanent comme dans le livre. Mais le porno reste pour moi, l’espace de la contradict­ion et du trouble. Je suis attachée à ça. J’y tiens vraiment beaucoup. Car il y a certains discours, parfois, qui tendent à vouloir faire la police de mon intimité et ça, c’est quelque chose qui me hérisse profondéme­nt, parce qu’avec le féminisme ce qui est puissant et radical et très fort c’est de permettre à chacun de s’émanciper comme il le souhaite, et pas de remplacer une orthodoxie par une autre.”

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