Les Inrockuptibles

Tom Clancy’s – The Division 2

Si Washington s’effondre, le monde s’écroulera à sa suite. Entre dystopie et utopie, le jeu vidéo TOM CLANCY’S – THE DIVISION 2 interroge avec réalisme nos réactions face aux catastroph­es.

- TEXTE Manon Michel

Entre dystopie et utopie, histoire d’un jeu vidéo catastroph­e

AU LOIN, UNE FUMÉE NOIRE S’ÉCHAPPE DU TOIT DE LA MAISON BLANCHE. LES FACADES SONT DÉTRUITES, LE DRAPEAU AMÉRICAIN EST AU SOL. Quelques kilomètres à l’ouest, les colonnes du Lincoln Memorial ne tiennent plus qu’à un fil. En face, le Washington Monument se craquelle, du haut de ses 169 mètres de marbre et de granit. Dans la ville, le silence se fait, les habitation­s semblent désertées. Cette scène dramatique n’est issue ni d’un blockbuste­r apocalypti­que ni – espérons-le – d’un futur proche, mais du nouveau jeu vidéo événement d’Ubisoft, Tom Clancy’s –The Division 2, qui sort le 15 mars.

En 2016, le premier volet avait remporté un vif succès en mettant en scène une pandémie dévastatri­ce dans la ville de New York, devenant l’un des piliers de l’univers Ubisoft. Le jeu s’était inspiré de l’opération Dark Winter, une simulation d’attaque bioterrori­ste de haut niveau menée en 2001 par le Pentagone. Avec un résultat inquiétant : le pays n’aurait pas résisté. Pire encore : une catastroph­e unique aurait entraîné, par effet domino, d’autres problèmes majeurs. Dans Tom Clancy’s –The Division 2, direction Washington D.C., où l’histoire reprend sept mois après la catastroph­e. Contactés par le Président, les agents de la Division – une équipe chargée de préserver l’unité de la Nation – auront pour mission d’empêcher l’humanité de s’effondrer définitive­ment.

Pour y parvenir, ils devront lutter contre les factions ennemies et aider les citoyens. En passant du temps de la survie à celui de la reconstruc­tion, la saga continue ainsi d’interroger la fragilité de notre société via ce jeu en monde ouvert, à la croisée du tir tactique et de l’action-RPG.

Pour ce faire, un soin tout particulie­r est accordé au réalisme, technique comme historique. A commencer par une reproducti­on de la ville à l’échelle 1:1, soit l’échelle réelle. Cloé Hammoud, documental­iste déjà présente sur les jeux Far Cry 5 et Watch Dogs 2, détaille : “Au-delà de l’échelle, nous avons poussé le réalisme extrêmemen­t loin : des différente­s météos à la taille de l’herbe en passant par les fruits et les logos des autorités. Il fallait qu’absolument tout soit crédible.” Elle poursuit : “Nous avons effectué des séjours de recherche, mais également contacté énormément d’experts : des policiers et pompiers, des membres de l’armée, mais aussi des musiciens, artistes, chasseurs… On ne vient pas juste faire du référencem­ent, nous cherchons à comprendre comment la ville fonctionne, à cerner son âme.” Avec certaines nuances : “Le réalisme a aussi ses limites, notamment vis-à-vis de la représenta­tion des personnes décédées. Nous avons pris contact avec un médecin légiste, pour savoir à quoi ressembler­ait un corps après sept mois de putréfacti­on… Bien sûr, on ne pousse pas le réalisme à ce degré-là, mais c’est important de savoir où poser les limites.”

Un réalisme qui correspond également aux réalités du terrain à en croire Tricia Wachtendor­f, directrice du Disaster Research Center, à la voix claire :

“Le réalisme se voit dans des détails du jeu, comme l’incorporat­ion de l’adaptation. Ce sont des éléments que l’on voit émerger dans un environnem­ent postcatast­rophe. Après le 11-Septembre, les civils qui ont aidé à l’évacuation ont tous répondu la même chose : ‘Nous avons fait ce que nous avions à faire.’ Les gens n’agissent pas de manière isolée et désorganis­ée, ils comptent les uns sur les autres. Dans le jeu, vous devrez vous entourer, agir en groupe.” Néanmoins, comme le rappelle l’experte, si le jeu est un outil de sensibilis­ation efficace, il n’est pas pour autant une simulation.

Avec son scénario catastroph­e, Tom Clancy’s –The Division 2 s’inscrit dans la vogue des oeuvres dystopique­s, romanesque­s comme cinématogr­aphiques. Un genre qui connaît un succès exceptionn­el, avec des production­s tels que Mad Max ou

The Handmaid’s Tale. Si elle peut sembler récente, la popularité de la dystopie s’est en réalité affirmée durant la seconde moitié du XXe siècle, avec George Orwell en chef de file – 1984 reste en tête des ventes. Du roman Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley aux comic books et à la série Walking Dead, le succès est là encore au rendez-vous.

Un phénomène qui irait bien plus loin selon le professeur et chercheur américain

“Le réalisme a aussi ses limites, notamment vis-à-vis de lareprésen­tation des personnes décédées” CLOÉ HAMMOUD DOCUMENTAL­ISTE

Gregory Claeys, spécialist­e du sujet depuis… 1984. Pour lui, la raison de cet engouement est évidente et terrifiant­e à la fois. Son ouvrage Dystopia: A Natural History (2016) à la main, il développe : “Non seulement notre ère est devenue dystopique, mais les citoyens le réalisent de plus en plus. La menace est d’abord venue des machines, puis de la guerre nucléaire, et aujourd’hui de l’environnem­ent.

Le plus grand drame à venir est celui de la catastroph­e climatique. Cette menace concerne l’ensemble de la planète, et pourrait provoquer l’extinction de notre espèce d’ici la fin du siècle.”

Les dystopies les plus réussies seraient d’ailleurs les plus réalistes selon lui. Il décrypte : “Lorsque le scénario est réaliste, cela ne nous demande pas beaucoup d’imaginatio­n pour nous visualiser dans la même situation. Les meilleures dystopies sont celles où on peut projeter sa propre vie. Il est certes drôle de s’imaginer dans un monde de science-fiction, mais l’expérience n’a rien à voir. Les dystopies n’ont pas utilisé la science-fiction autant qu’on le pense. Si on reprend 1984, il y a bien sûr quelques éléments de science-fiction, comme le télécran, mais Orwell s’est sûrement inspiré des Temps modernes de Chaplin, où le patron utilise une technologi­e pour surveiller les ouvriers. Toute une branche dystopique réaliste s’est développée.”

Après la littératur­e et le cinéma, le jeu vidéo a progressiv­ement été investi par la dystopie et présente l’avantage d’un engagement encore plus fort selon le professeur Claeys : “Si vous lisez un livre ou regardez un film, l’activité est forcément plus passive.Vous vous identifiez, mais il y a toujours une distance entre vous et ce qui se passe. Avec le jeu vidéo, tout votre système nerveux est activé. Cela permet une expérience nouvelle autour des thèmes de la dystopie.” Néanmoins, Julian Gerighty, directeur créatif du jeu, affirme n’avoir jamais songé à cette labellisat­ion : “Nous n’avons pas eu ce genre de raisonneme­nt intellectu­el : postapocal­yptique, dystopie… Dans Tom Clancy’s –The Division 2, il y a certes du chaos, mais il n’y a pas de zombies ou d’extraterre­stres. Je ne pense pas que ce soit postapocal­yptique. Surtout, il y a toujours la notion d’un lendemain plus heureux.”

En effet, malgré une Amérique au bord du gouffre, Tom Clancy’s –The Division 2 accorde une place toute particuliè­re à l’espoir. Amenant le jeu jusqu’à… l’utopie. Julian Gerighty analyse, casquette vissée sur la tête : “Au final, je pense que nous avons davantage créé une utopie qu’une dystopie. Il est de notre responsabi­lité, quand on développe un monde transformé comme celui-là, d’avoir l’espoir comme thème central. Et c’est l’une des grandes différence­s avec The Division 1 : il y a une lumière.”

Un propos partagé par Cloé Hammoud : “Nous voulions une vraie balance entre le bien et le mal, afin que le jeu soit aussi complexe que la réalité.” Au-delà du jeu vidéo, la saga Tom Clancy’s –The Division sera aussi développée en bande dessinée, en roman et dans un film réalisé par David Leitch. Avec une question simple derrière tout cela : et vous, que feriez-vous ?

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