Les Inrockuptibles

DOSSIER QUEER

- TEXTE Olivier Joyard

Séries, cinéma, expo, livres, clubbing, mode… l’insolente rébellion queer se décline sur tous les tons

SÉRIES, CINÉMA, EXPO, LIVRES, CLUBBING, MODE… La culture queer dépose ses germes d’insoumissi­on, d’insolence et de fantaisie aux quatres vents de l’actualité culturelle du printemps. Pour ouvrir ce dossier, à quelques jours de la Marche des fiertés, le 29 juin, la saison 2 de POSE qui, située au début des années 1990, entremêle le glam et la portée politique du voguing à l’épidémie de sida.

C’EST PEUT-ÊTRE LA SÉRIE LA PLUS ÉMOUVANTE D’UNE ÉPOQUE OÙ LA COMPLEXITÉ NARRATIVE et les effets de sophistica­tion règnent sur le genre. Simple, directe, colorée, vivante, Pose pratique une autre séduction. Elle revient pour une deuxième saison après avoir crevé l’écran il y a un an. Son cocréateur Steven Canals a raconté en boucle les années passées à essayer de vendre son idée aux grandes chaînes US et aux services de streaming. Longtemps, personne n’a voulu de cette histoire à la fois réaliste et romantique, centrée sur la vie des balls queer de New York à la fin des années 1980, avec quatre femmes racisées et transgenre­s comme héroïnes. “Trop niche”, lui répétait-on, avant que le showrunner star Ryan Murphy ( Nip/Tuck, Glee, etc.) ne l’aide à être enfin pris au sérieux, lui ouvrant les portes de la chaîne FX.

En coulisses, Pose a donc incarné avec Transparen­t – qui se termine cet automne – l’entrée dans la culture mainstream d’une poche créative autrefois méprisée. C’est aussi ce dont s’empare la fiction dans cette saison 2 dont nous avons pu voir les trois premiers épisodes. L’action débute en 1990, au moment de la sortie de Vogue de Madonna. Grâce au clip efficace de David Fincher, ce single parmi les plus vendus de la queen of pop a imposé dans l’imaginaire grand public les gestes du voguing, cette danse issue des clubs LGBTQ+ noirs et latinos, qui recyclait et subvertiss­ait au départ les attitudes des mannequins du grand magazine de mode… Cette réappropri­ation parodique et politique par des minorités d’un symbole majoritair­e devenait l’objet du désir d’une artiste capable de rassembler à la fois la marge et le centre.

Le geste de Madonna a pu être considéré comme un exemple d’appropriat­ion culturelle. Presque trente ans plus tard, le sujet est brûlant. Quand Angel, Blanca et les autres évoquent la chanson, personne n’est d’accord. Les plus jeunes voient dans le hit de Madonna l’opportunit­é de sortir symbolique­ment du ghetto – ils et elles vivent dans un appartemen­t new-yorkais tout sauf luxueux – tandis que le plus âgé, Pray Tell, rappelle une forme d’évidence mâtinée de désespoir : “Chaque génération pense qu’elle sera enfin invitée à la fête…” Sans se départir de son optimisme naturel, sans renoncer non plus à utiliser les beats de Vogue plusieurs fois dans le premier épisode, Pose parvient à transforme­r la perspectiv­e binaire du pour ou contre en vision à focales multiples. La série montre à quel point, en 1990, certain.e.s membres des communauté­s trans et queer ont pu profiter de l’effet Madonna, sans rester dupes. Les photograph­es de mode et les rédactrice­s en chef de magazines qui demandent ici à tous et toutes de “voguer” n’ont pas la moindre idée de la portée humaine et sociale de ces gestes, issus d’une histoire à la fois joyeuse et violente.

Dans ce cadre, qu’elle a elle-même défini, Pose ne décerne ni bons ni mauvais points mais cherche à éclairer les enjeux qui font sa raison d’être. Sa force politique se situe moins dans la dénonciati­on que dans la constructi­on patiente – et parfois didactique – d’un récit nouveau, à la fois si proche et si loin des récits classiques. De manière quasiment impercepti­ble, la caméra se place là où personne ou presque (la série s’est beaucoup inspirée du documentai­re Paris Is Burning de Jennie Livingston, disponible sur Netflix) ne l’avait posée avant. Son désir ? Faire naître un autre point de vue.

Cette approche volontaris­te peut jouer contre la liberté du récit. Pose met parfois l’éducation des spectateur­s et spectatric­es au-dessus de tout. Cela donne des séquences explicativ­es, comme celle qui ouvre la saison, quand Blanca et Pray Tell se rendent en bateau sur l’île de Hart au large de New York, où les corps de personnes décédées du sida non réclamés par des proches, sont mis en terre. Un amas de petites pierres avec leurs noms sert de sépulture à certain.e.s. Ce lieu glaçant existe vraiment. Les dialogues et les images sont alors comme une adresse à celles et ceux qui découvrent cette réalité depuis l’autre côté de l’écran. Nous sommes pris par la main. “Je suis allé à trois enterremen­ts cette semaine, où est le vaccin ?”, lance Pray Tell… A plusieurs reprises, Pose rejoue des situations plus ou moins célèbres du patrimoine queer et trans, comme cette interventi­on impression­nante d’Act Up dans une cathédrale de Manhattan qui a eu lieu en 1989 : contre l’abstinence, pour les capotes.

Comme avec la série récente d’Ava DuVernay Dans leur regard, consacrée à cinq hommes noirs et latinos condamnés à tort pour viol au début des nineties, les leçons d’histoire dispensées ici sont nécessaire­s et pour la plupart, nouvelles. Si l’on veut bien renverser la perspectiv­e utilitaire, elles constituen­t moins des appendices artificiel­s au récit que le socle dont se nourrit la fiction. Le sida, touchant deux des personnage­s centraux, forme l’un des axes majeurs de cette deuxième saison, située dans le monde d’avant les trithérapi­es. La maladie est abordée pour ce qu’elle incarnait vraiment, une épée de Damoclès intime en plus d’un enjeu politique majeur pour une communauté qui a compté ses mort.e.s par milliers. C’est exactement à cet endroit rêche et brutal que s’immisce le romanesque : une tragédie qui raconte la peur panique et universell­e de vivre et de mourir seul.e.s, ainsi que toutes les stratégies nécessaire­s pour appartenir à un collectif.

C’est en ce sens que Pose façonne un soap familial, peut-être le plus fort que propose l’époque car le plus intensémen­t vital pour ses personnage­s. Il est question de familles qui se déchirent et surtout que l’on choisit. Elektra, Angel et les autres sont émouvantes parce qu’elles n’ont pas d’autre choix que d’épouser une fiction collective, contre ce que le réel voudrait leur imposer. Elles s’habillent, se transforme­nt, s’épanouisse­nt ensemble malgré la violence ambiante, créent un monde vivable d’amour, de plaisir et de jeu. C’est le but des nombreuses scènes de repas avec les mothers et leurs enfants nouveau genre. C’est aussi l’horizon des belles séquences de balls. Reprendre les codes de la société majoritair­e pour les faire siens n’est pas seulement une question de survie : il s’agit justement d’une condition pour espérer autre chose que de simplement survivre.

Pose transforme l’espoir en actes. Encore plus radicaleme­nt que dans la première saison, les épisodes donnent une place majeure aux actrices, scénariste­s et réalisatri­ces trans, telles Our Lady J et Janet Mock. Il était temps. L’idée hypocrite selon laquelle les talents n’existent pas dans ces communauté­s n’a aucun sens. Armée d’un sourire fabuleux en toutes circonstan­ces, Pose met en lumière les discrimina­tions puis les dépasse. Comment ne pas y penser devant la trajectoir­e fascinante d’Angel, qui a débuté la série comme travailleu­se du sexe et se retrouve dans cette nouvelle saison face à Eileen Ford, la papesse du mannequina­t ? L’enjeu est toujours le même : utiliser et contrôler son image et son corps, jusqu’à un certain point, celui où tout vous échappe… S’en sortir, ou pas.

L’actrice Indya Moore habite ce rôle et ce dilemme de façon magistrale, avec une puissance d’apparition hors-normes. Elle a tout pour devenir une star, tout comme Pose devrait franchir un cap médiatique alors qu’elle affirme plus que jamais sa véritable identité, moins lisse que certaines grosses ficelles scénaristi­ques qu’elle utilise peuvent le laisser croire. Passer d’une manif hurlante et décisive d’Act Up à un shooting ultraglam comme on en a vu des centaines – mais avec une femme trans –, tel est le grand écart permanent offert par la série. Sa force est de montrer que ces images produisent du sens quand elles sont accolées.

Pose Saison 2 sur Canal+

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Billy Porter dans Pose, saison 2
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Dominique Jackson (Elektra)

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