Les Inrockuptibles

“Le chaos nous habite”

Avec la série NOW APOCALYPSE, le cinéaste Gregg Araki et sa coscénaris­te Karley Sciortino explorent une sexualité libre et queer. Ils imposent avec beaucoup d’humour un bisexual gaze insolent et jouisseur.

- TEXTE Olivier Joyard

LOS ANGELES LA NUIT, DES CORPS NUS DE GARÇONS ET DE FILLES QUI SE MÉLANGENT ET SE FROTTENT, quelques aliens attendant leur heure et la menace de la fin du monde… Avec Now Apocalypse, Gregg Araki offre la quintessen­ce de son imaginaire pop et sombre développé depuis presque trente ans avec une dizaine de films pirates reconnus à la fois dans la culture gay et dans le cinéma indépendan­t – Nowhere, Mysterious Skin, Kaboom, etc. On y trouve aussi une vraie nouveauté avec la présence de Karley Sciortino, qui cosigne les scénarios des dix épisodes. Cette trentenair­e a ouvert le blog Slutever dans les années 2000, réfléchiss­ant à la sexualité contempora­ine à travers ses expérience­s et celles de ses proches. La jeune femme a présenté une série documentai­re du même nom pour Vice et apporte au dix épisodes tordus et drôles de la série une vision génération­nelle imparable. Comment baisonsnou­s ? Quelles nouvelles circulatio­ns s’inventent ? Rencontre avec un duo 100 % queer.

Now Apocalypse commence avec du sexe queer, elle se poursuit avec du sexe queer et elle se termine de la même manière. C’est une obsession ?

Gregg Araki — Il y a même un épisode, le huitième, entièremen­t consacré au sexe, pour tous les personnage­s !

Karley Sciortino — Ma mère a trouvé que cet épisode dépassait les bornes. Quand nous avons commencé à écrire la série, Gregg m’a parlé de cette envie. J’ai accepté le challenge, évidemment.

Qu’est-ce qui vous rapproche, créativeme­nt ?

Gregg Araki — En plus d’être une bombasse, Karley est fun et intelligen­te. Nous percevons la sexualité de manière très similaire, notamment son importance dans la constructi­on d’une personne. Ce sujet traverse tous mes films. Quand je me suis demandé quelle serait ma série idéale, je suis parvenu à la conclusion qu’elle inclurait à la fois Karley et Avan Jogia, l’acteur millennial hyper créatif avec qui j’avais tourné un court métrage pour Kenzo. Enfin, une version fictionnel­le de la première et une version fictionnel­le et queer du second… J’ai finalement appelé Karley, non pas pour jouer dans Now Apocalypse, mais pour l’écrire avec moi. Je voulais sa perspectiv­e, un point de vue féminin.

Karley Sciortino — J’étais heureuse parce que les films de Gregg font partie de moi. J’ai découvert Nowhere à l’âge de 21 ans et ça m’a soufflée : ça pouvait exister, ce genre de trucs ? Je n’avais jamais vu des gens vivant leur sexualité de manière aussi libre et folle. Les personnage­s masculins fluides sexuelleme­nt, je n’avais pas vu cela non plus. Je me souviens d’un plan à trois entre deux mecs et une fille, qui m’avait beaucoup appris (rires). Quand j’ai commencé mon blog Slutever en 2007, cet univers m’a influencé.

Gregg Araki — Now Apocalypse n’aurait pas la même effervesce­nce si je l’avais faite seul. A chaque fois qu’on se retrouve avec Karley, on commence à parler de bites et à se marrer ! La série raconte cela avec les personnage­s d’Ulysses et de Carly. Un garçon et une fille qui aiment parler de cul.

Dans l’épisode 2, il est question au cours d’un dialogue de female gaze, d’un regard féminin qui subvertira­it la vision masculine classique. En avez-vous discuté, dans l’approche des scènes de sexe ?

Gregg Araki — Mon regard, c’est évidemment le male gaze. Karley Sciortino — Non, je dirais plutôt le queer gaze. Gregg Araki — Oui, tu as raison. En réalité, j’offre à toutes et à tous les mêmes opportunit­és devant ma caméra. Les femmes sont objectivée­s et les mecs aussi (rires) ! Tout le monde est beau. C’est peut-être un bisexual gaze, en fin de compte…

Karley Sciortino — Ce que met en place Gregg est très réfléchi : c’est une parodie de l’objectivat­ion classique. C’est à la fois meta et érotique, dans une démarche d’admiration des corps qui se moque de cette admiration. Je n’ai pas le sentiment que la série donne l’impression d’être racontée du point de vue d’un homme ou de celui d’une femme. La caméra n’est soumise à aucun regard.

Gregg Araki — Nous avons parlé de l’indépendan­ce des personnage­s féminins, par contre. Severine, que joue Roxane

“A chaque fois qu’on se retrouve avec Karley, on commence à parler de bites et à se marrer ! La série raconte cela : un garçon et une fille qui aiment parler de cul” GREGG ARAKI

Mesquida, est une scientifiq­ue qui maîtrise totalement ses désirs. Les mecs, quant à eux, sont moins intelligen­ts et un peu paumés. Le boyfriend de Severine, Ford, tient le rôle a priori plus féminin de celui qui a besoin d’affection dans un couple. C’était amusant de jouer avec les clichés.

Karley Sciortino — Je trouve que la sensibilit­é masculine n’est pas assez filmée, en général. Spoiler : les mecs ont aussi des sentiments.

Dans une scène de sexe assez marquante, Ford, avec son physique de mâle alpha, se retrouve fessé par sa petite amie. Il verse quelques larmes d’émotion…

Karley Sciortino — J’ai écrit cette scène où la question est de subvertir la dynamique sexuelle typique du mec dominant et de la fille dominée. Le moment provoque une connexion dans le couple, sans que le garçon ne ressente une émasculati­on. D’ailleurs, ce mot est tellement bizarre. Je ne sais même pas pourquoi il est passé dans le langage commun quand il s’agit de parler des hommes et de leur pouvoir.

Il y a un dialogue très drôle sur la fluidité sexuelle des millennial­s comme étant presque “obligatoir­e” de nos jours. Gregg, on dirait que l’époque a rattrapé l’imaginaire queer que vous avez toujours défendu.

Gregg Araki — Enfin ! L’idée de fluidité est beaucoup plus répandue aujourd’hui que lorsque je tournais mes premiers films dans les années 1990, c’est sûr. La culture a changé et c’est ultra positif. Je perçois aussi le backlash : il existe des gens horribles déterminés à annuler les progrès réalisés par les personnes de couleur, les gays, les femmes. Les forces

conservatr­ices essayent de nous ramener dans des temps obscurs où nous vivions dans l’oppression. Les homos avaient honte et se cachaient dans des bars spéciaux, les femmes devaient subir un destin domestique sans avoir de choix. Now Apocalypse fait le portrait d’un monde où la liberté de nos corps prédomine. Pour de jeunes personnes queer qui habitent en Russie, par exemple, cette idée me paraît vitale.

Karley Sciortino — Accroître la fluidité sexuelle, ça me parle. Et en même temps, je sens que c’est presque devenu une pression pour les personnes de ma génération ou plus jeunes : si t’es pas fluide, t’es basique.

Gregg Araki — On devrait faire un T-shirt avec ce slogan ! Karley Sciortino — Mon petit frère a 28 ans et je crois qu’il n’est jamais sorti avec une personne qui s’identifie autrement qu’à travers le pronom they – celui des personnes non binaires. Mes parents naviguent dans une confusion permanente : quel they viendra dîner à Noël cette année ? Gregg Araki — Des they plutôt garçon ou plutôt fille ? Karley Sciortino — C’est pas politiquem­ent correct, ce que tu viens de dire : ces personnes sont nées assignées femmes, elle ont des looks de lesbiennes…

Gregg Araki — Et elles possèdent toutes des vagins ? Karley Sciortino — Oui. De toute façon, à notre époque, si tu n’es pas une salope queer qui ne se conforme pas à un genre, t’as un truc qui déconne (rires) ! La série joue avec ça. Carly dit à un moment en rigolant qu’elle préférerai­t que tout le monde soit hétéro, parce que le sexe serait plus simple. Je m’amuse avec l’idée que l’exploratio­n sexuelle serait devenue une obligation, en même temps qu’une libération salvatrice.

Gregg, une dernière question sérieuse : pourquoi évoquez-vous presque systématiq­uement l’apocalypse dans votre travail ?

Gregg Araki — On a commencé à travailler sur la série à la toute fin des années Obama. Il y avait un ton positif. Et puis 2016 est arrivée et le monde s’est assombri.

Je me souviens être revenu sur le scénario de Now Apocalypse après l’élection, pour rendre la série plus menaçante.

Le sens du chaos et de l’incertitud­e nous habite tous, à la fois positiveme­nt et négativeme­nt. Enfin, plutôt négativeme­nt. J’ai presque 60 ans et je n’ai jamais ressenti cette noirceur de manière aussi évidente qu’en 2019. Le monde est complèteme­nt fou. Je dirais presque que la série n’est pas tout à fait aussi folle que lui. Je le regrette…

“A notre époque, si tu n’es pas une salope queer qui ne se conforme pas à un genre, t’as un truc qui déconne” KARLEY SCIORTINO

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Les acteurs Avan Jogia et Beau Mirchoff
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Gregg Araki sur le tournage de Now Apocalypse

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