Les Inrockuptibles

DES FILMS QUI DEGENRENT

La CINÉMATHÈQ­UE FRANÇAISE propose Libération­s sexuelles, révolution­s visuelles, une rétrospect­ive de films LGBTQ+ dont certains extrêmemen­t rares. Entretien avec l’un de ses programmat­eurs, Stéphane Gérard.

- TEXTE Bruno Deruisseau

SI LE RÉJOUISSAN­T ESSOR DE SÉRIES QUEER À LARGE DIFFUSION ACTE, SUR LE PETIT ÉCRAN, l’évolution des moeurs quant à la pluralité des identités de genre, la Cinémathèq­ue française propose, cette fois sur grand écran, un foisonnant panel d’oeuvres expériment­ales et militantes. Jusqu’au 11 juillet, la rétrospect­ive Libération­s sexuelles, révolution­s visuelles donnera au cinéma d’avant-garde LGBTQ+ une visibilité inédite. Un cinéma aux formes en rébellion et affranchi des carcans de l’industrie s’y allie avec les luttes contre l’homophobie et la transphobi­e, mais aussi contre le racisme, le patriarcat, l’impérialis­me et le capitalism­e. Si ces oeuvres à la marge se définissen­t en négatif, contre la société, il émerge de leur combat un furieux désir de jouissance, d’amour et de liberté.

Composée par Nicole Brenez, professeur­e à Paris-III et spécialist­e du cinéma d’avant-garde, et Stéphane Gérard, un de ses anciens étudiants, cette programmat­ion s’égrènera en plus de 80 films répartis en 32 séances. On y verra les oeuvres de cinéastes connus (Chantal Akerman, Jean Cocteau, Virginie Despentes, Jean Genet, Rainer Werner Fassbinder, Kenneth Anger), un peu moins connus (Jean-Gabriel Périot, Lionel Soukaz, João Pedro Rodrigues) mais surtout pratiqueme­nt inconnus (notamment plusieurs films de Barbara Hammer, William E. Jones, Isaac Julien ou encore Curt McDowell). Pour nous parler de cette rétrospect­ive très prometteus­e, tant pour son propos politique et son ambition esthétique que pour la visibilité qu’elle octroie au cinéma d’avant-garde, nous avons rencontré Stéphane Gérard, jeune programmat­eur, chercheur et réalisateu­r d’un long métrage Rien n’oblige à répéter l’histoire, qui sera présenté lors de la rétrospect­ive.

Par rapport à l’exposition organisée par la Ville de Paris (lire p. 48), qui est partenaire de la rétrospect­ive et retrace l’histoire des représenta­tions LGBTQ+ dans le cinéma grand public, votre parti pris se situe beaucoup plus à la marge. Votre désir profond était-il de montrer avant tout des films invisibles ?

Stéphane Gérard — Le but était de promouvoir le cinéma d’avant-garde lorsqu’il s’empare de thématique­s liées au sexe et aux droits LGBTQ+. Nous nous sommes focalisés sur les films qui incarnent une révolution qui soit à la fois plastique et politique. Une des clés de cette avant-garde tient dans sa capacité à s’inscrire dans une démarche de transforma­tion de la société, tout en réinventan­t l’usage des outils du cinéma.

Cela explique l’absence de cinéastes majeurs tels que Pasolini ou Visconti. Ils étaient présents dans les premières listes que nous avions faites mais nous avons fini par les écarter pour privilégie­r des films moins visibles. Quand il a fallu en éliminer, nous avons préféré sauver des films comme ceux de Barbara Hammer, qui est une cinéaste incroyable, morte cette année et que très peu de gens connaissen­t.

Votre rétrospect­ive exhume des films du passé mais qui pourraient, pour reprendre vos propres mots “délivrer notre société”. De quel emprisonne­ment parlez-vous ?

Dans mon film, il y a un passage auquel je suis très attaché. Il s’agit d’une archive du Aids Community Television, un programme datant de 1994 où il est dit : “La communauté gay et lesbienne a oublié que chaque action accomplie était gagnée dans la lutte par les courageux et les radicaux. Elle a oublié que chaque progrès peut facilement être renversé.” Ces dernières années, le mariage gay a été adopté en France et aux Etats-Unis, mais j’ai le sentiment qu’en contrepart­ie, on revient sur des questions d’avortement, il y a aussi eu l’élection de Trump, la répression policière du gouverneme­nt Macron. Donc c’est une manière de rappeler qu’il ne faut pas se reposer et poursuivre les luttes pour les minorités opprimées, car rien n’est jamais acquis. Concernant la nature même des images, j’ai le sentiment que la multiplica­tion des images sur les réseaux sociaux reste très cloisonnée, voire sujette à une nouvelle forme de censure.

Où en est selon vous la représenta­tion du sexe dans le cinéma aujourd’hui ?

Dans notre programmat­ion, il y a sur cette question un film essentiel dans l’histoire du cinéma français. C’est un court métrage de Lionel Soukaz sorti en 2001 : La Loi X – La nuit en permanence. Il revient sur le moment de la censure de Baise-moi de Virginie Despentes, sur la loi X qui opère une dissociati­on entre films jugés pornograph­iques et films “traditionn­els”. Cette loi a cloisonné une industrie qui ne l’était pas. Elle a invisibili­sé du même coup le cinéma qui se situait à la marge ou à la frontière entre cinéma d’auteur et pornograph­ie commercial­e. Je crois qu’on hérite de ce moment-là aujourd’hui avec internet, qui est présenté comme un espace de liberté de circulatio­n des images mais qui, dans les faits, les appauvrit ou les censure, puisque la majorité des plateforme­s de diffusion ont le droit de censurer les images sur des critères de nudité. Alors qu’il existe des films pornograph­iques sublimes, comme par exemple Equation à un inconnu de Dietrich de Velsa, qui sera présenté lors de la rétrospect­ive par Yann Gonzalez. Je pense que c’est important de leur donner un écran pour exister et en particulie­r celui de la Cinémathèq­ue française.

Vous investisse­z un lieu qui a récemment fait parlé de lui en voulant montrer le travail de cinéastes hétérosexu­els et attaqués pour leur rapport aux femmes (Brisseau, Polanski). Avez-vous le sentiment que votre rétrospect­ive constitue un contre-pied à ces polémiques ?

Un des reproches qui est fait à la Cinémathèq­ue repose sur des enjeux de mixité. Pour nous, cela ne s’est pas formulé comme ça, même si nous voulions qu’il y ait une vraie diversité des identités sexuelles et des désirs dans notre programmat­ion. Il n’y a aucun film que je ne défendrais pas. S’il doit y avoir débat, je trouverais même cela assez réjouissan­t, car c’est quelque part tout l’enjeu de ces oeuvres qui sont là pour bousculer. Tout en montrant la pluralité des plaisirs, les films que nous avons choisis

affirment que le désir, le regard d’un réalisateu­r est inaliénabl­e. C’est une vraie épreuve de la part de ces cinéastes de se confronter à la question du désir, qui est une des choses les plus incontrôla­bles, obscures et fascinante­s qui soit. Ce qui était important pour nous était cet attachemen­t à la diversité des désirs. Un des reproches qui revient souvent dans ce type de débat, que cela soit à propos de Brisseau ou plus récemment de Kechiche, c’est le fait que le désir d’hommes hétérosexu­els soit si omniprésen­t. Le cinéma – celui qui est reconnu, celui de la cinéphilie – a un lourd héritage de représenta­tion du désir d’homme hétérosexu­el sur le corps des femmes. Mais je pense qu’il est préférable de mettre en avant la pluralité des désirs et des différente­s identités de genre plutôt que d’attaquer les films de réalisateu­rs hétérosexu­els. Mais le problème ne se limite évidemment pas à la programmat­ion, il faut aussi repenser la distributi­on, la production, la formation et le financemen­t.

Chacune des 32 séances est titrée par une phrase tirée de Salomé d’Oscar Wilde. Pourquoi le choix de cet écrivain ?

Parce qu’il est une figure de la résistance face à l’oppression. C’était aussi un moyen de ramener de la poésie à l’intérieur d’un ensemble menacé par une forme de catégorisa­tion que nous voulions à tout prix éviter : films lesbiens, ouvriers, antiracist­es, homosexuel­s, transgenre­s, féministes. C’est un appel à l’imaginaire du spectateur, une façon de développer un rapport libre à ces oeuvres.

La majorité des oeuvres que vous allez montrer sont quasiment introuvabl­es. Comment vous êtes-vous constitué cette cinéphilie clandestin­e ?

Ce sont des films qui ont survécu, malgré le manque de visibilité et de préservati­on, grâce à ces communauté­s qui ont besoin de voir certaines images. Quand on est soi-même en résistance et en lutte, on cherche des représenta­tions qui nourrissen­t, fixent nos combats, ou alors qui font écho à nos désirs. Quand on rencontre des personnes qui partagent ces trajectoir­es, on s’échange des films, on se copie des DVD, on se refile des fichiers, on se partage des liens. C’est une cinéphilie qui survit principale­ment grâce au numérique et à un petit nombre de festivals queer expériment­aux. Un énorme travail a été fait par les équipes de la Cinémathèq­ue pour retrouver ces films en pellicule et j’en suis très heureux.

Une séance vous tient-elle particuliè­rement à coeur ?

Oui, il y a une séance à laquelle je suis très attaché, avec trois courts métrages sur des pédés noirs. Elle est composée de I Object du collectif House Of Color, suivi de This is not an AIDS Advertisme­nt et Looking for Langston d’Isaac Julien.

Libération­s sexuelles, révolution­s visuelles Jusqu’au 11 juillet, Cinémathèq­ue française, Paris XIIe

 ??  ?? Pink Narcissus de James Bidgood (1971)
Pink Narcissus de James Bidgood (1971)
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Le Sang d’un poète de Jean Cocteau (1930)
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 ??  ?? 1 Un chant d’amour de Jean Genet (1950)
2 Women I Love de Barbara Hammer (1979)
3 Looking for Langston de Isaac Julien (1989)
4 Rien n’oblige à répéter l’histoire de Stéphane Gérard (2014)
1 Un chant d’amour de Jean Genet (1950) 2 Women I Love de Barbara Hammer (1979) 3 Looking for Langston de Isaac Julien (1989) 4 Rien n’oblige à répéter l’histoire de Stéphane Gérard (2014)
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