Les Inrockuptibles

QUEER STRIKES BACK

Comme à chaque fois qu’approche la MARCHE DES FIERTÉS, les grandes enseignes se lancent dans le pinkwashin­g. Pour contourner cette récupérati­on, des labels d’avant-garde revendique­nt une allure fièrement queer.

- TEXTE Alice Pfeiffer

UNE JUPE CRAYON PAILLETÉE, DES ESCARPINS ORNÉS DE FAUSSE FOURRURE et une barbe teinte en rose. Nous sommes au défilé du label londonien Art School, qui appartient à une génération de marques d’avant-garde masculines qui revendique­nt une esthétique queer assumée et novatrice. Dans la même ville, Charles Jeffrey et sa griffe Loverboy mélange inspiratio­ns gothiques, maquillage­s rappelant les transforma­tions de Leigh Bowery et des pièces déstructur­ées piochées autant chez l’homme que chez la femme.

A Madrid, la maison Palomo Spain habille ses mannequins de longs gants dignes d’une soirée à l’opéra, d’ensembles en résille, de collerette­s à frou-frou et de blouses rappelant l’époque victorienn­e. Et côté New York, chez Gypsy Sport, on découvre un mélange de sportswear et de corsets ou encore une robe faite de patchwork en denim et de touches de vinyle. Tous proposent un remix inédit de codes sous-culturels et genrés. Ce militantis­me vestimenta­ire, on l’a remarqué aussi sur le tapis rouge de Cannes avec les tenues du musicien Kiddy Smile qui y est apparu en combinaiso­n intégralem­ent recouverte de sequins, puis, le lendemain, vêtu d’une longue robe fleurie portée comme une cape par-dessus un pantalon

– ce qui a fait grincer bien des dents.

A l’approche de la Marche des fiertés, le 29 juin, le pinkwashin­g explose comme chaque année (sponsoring Mastercard, Disney qui se pare des couleurs de l’arc-en-ciel…), et s’adresse non pas à un marché LGBTQ+, mais à une élite gay des plus hétéronorm­ées.

On peut penser aux campagnes de Tiffany où un couple d’hommes qui a l’air tout droit sorti d’une publicité Ralph Lauren pose, alliance au doigt. Ray-Ban montre deux hommes main dans la main dans un cliché évoquant Mad

Men. Target capitalise sur le mariage pour tous par le biais d’une campagne tout aussi léchée, et Gap ou encore Calvin Klein optent pour des couples tout aussi virilistes.

En Angleterre, ce segment marketing est appelé le pink pound et représente 100 milliards de livres sterling selon la firme de recherche Othervox. Aux Etats-Unis, le pink dollar, lui, atteint 917 milliards par an.

L’importance grandissan­te des scènes voguing et drag démontre qu’un nouveau jeu de genre voit le jour

Dans les années 1970, la récupérati­on de codes masculins exacerbés, comme on peut le voir dans le travail de Tom of Finland par exemple, représenta­it une véritable démarche, une visibilité nouvelle, un détourneme­nt des codes réservés aux hommes hétérosexu­els. Aujourd’hui, elle révèle au contraire une plus grande connivence sociale que queer et un détachemen­t de tout militantis­me.

Mais la génération millenial n’est pas dupe. “Aujourd’hui, les jeunes LGBT cherchent à se différenci­er du look du cadre travaillan­t dans une banque, du gay mainstream et apolitique. On revient à des marqueurs identitair­es vus dans les années pré-sida, qui étaient beaucoup plus fluides au niveau vestimenta­ire”, analyse Patrick Thévenin, journalist­e

spécialisé dans les questions queer. L’importance grandissan­te des scènes voguing et drag démontre qu’un nouveau jeu de genre voit le jour. Pour le créateur Neith Nyer qui dit “vivre dans un monde

où le genre n’existe pas”, la beauté ne se catégorise pas. Pour atteindre une forme de justesse dans son travail, il pioche dans tous les vestiaires et brouille les frontières traditionn­elles.

Selon le journalist­e Evan Ross Katz du magazine Garage, il s’agirait là du retour d’une démarche solidaire et bienveilla­nte. Il note par exemple dans le cas de Palomo Spain une forme de camp unique, une flamboyanc­e “embijoutée” qui cherche à s’ouvrir à tous les genres. Les backstages autant que les podiums sont pensés de façon inclusive. “C’est une véritable utopie

queer”, souligne Evan Ross Katz qui rappelle que le créateur choisit de faire travailler en priorité des modèles masculins ouvertemen­t gay ou encore des personnes agenres, qui sont toujours stigmatisé­s dans le milieu du mannequina­t – et dans la société de façon plus large. Patrick Thévenin souligne que cette volonté de visibilité est une façon de prendre une longueur d’avance sur la mode plus classique qui a toujours récupéré les codes gays.

Là, le genre se mêle à la culture de chacun : on remarque aussi chez GmbH des référents SM inspirés par la scène de clubbing de Berlin, des ensembles moulants et électrisan­ts évoquant la culture manga chez Nicopanda, des looks rappelant des filtres Instagram chez Jeremy Scott.

Autrement dit, le genre est politique et performati­f et cette vague permet à chaque personne de le mettre au même niveau que ses valeurs, goûts et appartenan­ces. Pour une fierté plurielle et glorieusem­ent théâtralis­ée.

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Le label londonnien Art School

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