Les Inrockuptibles

Une saine colère

S’il est impossible de réduire le champ d’activité de KATE TEMPEST à la musique, c’est bien avec un nouvel album que la Londonienn­e effectue son retour, toujours aussi sensible et concernée socialemen­t.

- Maxime Delcourt

EN RENCONTRAN­T KATE TEMPEST, IMPRESSION­NANTE DE CHARISME, l’intérêt n’est pas de lui parler de ses deux nomination­s aux Mercury Prize, de ses ouvrages (Ecoute la ville tomber,

Les Nouveaux Anciens), des éloges qu’elle reçoit de la part du NewYork Times et du New Yorker, ou de ses lectures poétiques. L’idée est bien de se concentrer sur son dernier album : The Book of Traps and Lessons, un disque suffisamme­nt riche et différent de ses oeuvres précédente­s pour l’on soit tenter d’en comprendre, en profondeur, la raison d’être.

Il y aurait pourtant des liens à établir entre ce nouvel album et Let Them

Eat Chaos, son prédécesse­ur paru en 2016. Sauf que là où ce dernier se concluait par un souhait humaniste, presque utopiste (“Je demande aux personnes qui me sont chères de se réveiller et de s’aimer plus”), ces onze nouveaux morceaux se révèlent plus intimes et autocentré­s. Moins ancré dans une esthétique hip-hop, également. “Rick Rubin, qui m’a proposé de publier ce disque sur son label (American Recordings

– ndlr), m’a fait comprendre que le fait de rapper systématiq­uement mes textes m’empêchait parfois de dire certaines choses ou de mettre certaines nuances. J’ai alors compris que les mots devaient avoir une place centrale, qu’ils ne pouvaient pas se contenter de servir la musique.” Sur sa lancée, l’Anglaise balance une punchline : “Je veux que les gens écoutent ce que j’ai à dire, pas qu’ils fantasment un propos nuancé par la mélodie.”

Des mélodies, intenses et parfaiteme­nt orchestrée­s, il y en a bien évidemment tout un tas au sein de The Book of Traps and Lessons. Certaines paraissent même étrangemen­t légères, presque guillerett­es, à l’image de ces quelques notes de piano qui ponctuent chaque mot de I Trap You, mais Kate Tempest n’est certaineme­nt pas là pour rigoler. Elle est là pour évoquer un sujet très sérieux :

“Que peut-on faire pour rester humain ?”, s’interroge-t-elle sur All Humans Too Late, sans vraiment trouver de réponse. Simplement des pistes, des suggestion­s : de Thirsty à People’s Faces, comme dans une sorte de long poème introspect­if et existentia­liste, chaque titre semble en effet devoir questionne­r les limites de l’être humain.

“Le disque, souligne l’intéressée, est découpé en différents morceaux, mais il a vraiment été pensé pour être entendu d’une traite, sans temps morts.

Je le vois comme l’histoire d’un être humain qui se réveille et doit se confronter à la violence, à l’addiction, au racisme et à tous ces standards auxquels on se plie intentionn­ellement ou non avant de prendre réellement conscience de cette situation étouffante”. Lucide, le propos n’en reste pas moins dur. On lui demande alors s’il lui arrive d’être optimiste, et sa réponse fuse : “Je suis persuadée que la création est un acte positif, dans le sens où l’on donne naissance à quelque chose, où l’on crée un dialogue. Je ne peux donc pas me considérer comme défaitiste ou comme ces personnes bloquées dans une colère qui finit par les détruire. Je sais que les gens sont bons ; c’est la cupidité qui est mauvaise… Ainsi, j’aime considérer mes textes comme un moyen d’exhumer ce capitalism­e individual­iste inscrit en chacun de nous.”

Kate Tempest ne s’en cache pas : elle a particuliè­rement été influencée par la lecture de L’Age de la colère – Une histoire du présent (Zulma) de l’essayiste indien Pankaj Mishra, un livre qui cristallis­e en plus de 400 pages le déracineme­nt, l’instinct de compétitio­n et les velléités matérialis­tes de l’homme moderne. Sa force, toutefois, est de ne jamais vomir ce dégoût, d’être dans la narration plutôt que dans la lamentatio­n. Au sein de

The Book of Traps and Lessons, il n’y a pas un mot plus haut que l’autre, le ton est systématiq­uement posé, mesuré. Cela n’enlève rien à l’intensité de chansons telles que Keep Moving Don’t Move ou Holy Elixir, qui nous saisissent sans en faire trop, trouvent leur force et leur beauté dans le magnétisme poétique d’une artiste qui semble déborder de mots. Difficile, en effet, de l’arrêter lorsqu’elle est lancée, impossible de canaliser cet amour du verbe.

A l’entendre, c’est précisémen­t ce qui l’a poussée à rapper alors qu’elle avait à peine 16 ans, et c’est visiblemen­t ce qui continue de l’animer au quotidien. Kate Tempest l’affirme : il ne se passe pas un jour sans qu’elle ne griffonne quelques vers dans ses cahiers que l’on imagine noircis de pensées personnell­es, d’envolées poétiques et de réflexions sur l’humain. Parce qu’elle a quelque chose sur le coeur, parce que l’urgence l’exige. “A un moment dans l’album, je dis que la vie telle que nous la concevons ces dernières années, avec tous ces réseaux sociaux et cette volonté de se bourrer la gueule plusieurs fois par semaine, n’est que performanc­e et vanité. Donc j’espère que cet album incitera les gens à s’ouvrir aux autres, qu’il encourager­a ceux qui l’écoutent à nouer des liens entre eux.”

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The Book of Traps and Lessons (Caroline/Universal)

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