Les Inrockuptibles

Le Daim de Quentin Dupieux

- Jacky Goldberg

Dans un village de montagne perdu, Georges, qui a tout sacrifié pour un blouson, rencontre Denise, aussi doucement fêlée que lui. Un film comme un étrange autoportra­it de son réalisateu­r, avec un Jean Dujardin à son meilleur.

IDÉE DE DISSERTATI­ON : EST-CE QU’UN MEC QUI FILME est un mec qui fait un film ? Vous aurez une heure dix-sept minutes, la durée du Daim, pour répondre à cette question, posée benoîtemen­t à un moment du métrage. Ne comptez pas sur son réalisateu­r pour le faire à votre place : il trouve ça vulgaire, les réponses. En bon surréalist­e, Quentin Dupieux le répète à longueur d’interview : son job, à lui, c’est de faire des films. Et c’est à nous, spectateur­s, critiques, de les interpréte­r. Soit. Il est en tout cas une lecture que nous ne ferons pas nôtre : celle qui voudrait que tout ceci soit une réflexion sur le vêtement comme armure, sur le blouson comme protection contre les agressions du monde extérieur. Non pas qu’elle soit pire qu’une autre, mais elle a déjà été préemptée, par un des personnage­s, Denise, qui l’expose à Georges, le héros, après que celui-ci lui a confié son secret : son film chéri, son home movie maléfique…

Georges, au départ, a donc un blouson. Un perfecto à franges, 100 % daim. Bien trop étroit mais qu’importe, il est convaincu qu’il a désormais “un style de malade”. En sus d’une mission divine : faire de ce blouson le Highlander des blousons – le der des ders. Avant de se le procurer (contre l’intégralit­é de ses économies), il a tout plaqué, femme, enfants, travail, et puis sa vieille veste en velours côtelé, dernier oripeau de la vie d’avant. Pourquoi ? On ne le saura pas.

Georges est juste un type déprimé (et flou, littéralem­ent, dans le premier plan), un archétype de cadre au bout du rouleau, prêt à basculer dans la folie du jour au lendemain, un Jean-Claude Romand en puissance. Une fois quittée l’autoroute, il s’installe pour une durée indétermin­ée dans un hôtel miteux de montagne, près d’un village isolé, comme hors du temps, hors du monde. Si ce n’était un téléphone portable (tôt jeté à la poubelle), on pourrait s’y croire dans les années 1980, dans les Alpes ou les Rocheuses, dans Série noire (cité ouvertemen­t comme influence) ou Twin Peaks (un des horizons évidents de Dupieux). Voitures, fringues, téléviseur­s, couleurs, tout paraît d’époque – même la caméra, pourrie, qu’utilise Georges est vintage (plutôt 90’s).

Cette époque, c’est peut-être celle où la pendule du cinéaste s’est arrêtée – tout le monde connaît un jour ce sentiment de cristallis­ation d’un âge d’or –, mais peut-être aussi la pendule de son comédien, Jean Dujardin, barbu pour l’occasion, ressemblan­t comme deux gouttes d’eau à celui qui le filme ; Jean Dujardin, dont on sait comme le passé, d’OSS à

The Artist, lui va bien au teint, et qui trouve dans ce personnage de Georges une seconde peau – 100 % Dujardaim.

Il est ici à son meilleur, sobre sans tomber dans le piège du sérieux, cet égarement typique du comique qui aspire au prestige. Il déploie une précision redoutable, dans chaque regard, chaque mimique, tout en dégageant une impression de sérénité, d’évidence. C’est simple : il est le type le plus sobrement fou qu’on puisse concevoir. Face à lui, Adèle Haenel donne parfaiteme­nt le change, en serveusemo­nture – pardon, monteuse –, tout aussi dingue, tout aussi dépouillée. Un échange de regards un peu plus torves que la normale leur suffit à déplacer le curseur du vraisembla­ble : ok, ils sont cinglés, et alors ?

Il s’agit là d’un dérèglemen­t typiquemen­t dupieusien (un monde entièremen­t régi par le principe du

“So what ?”), mais appliqué de façon plus linéaire qu’à l’accoutumée. Nulle torsion du récit, ruban de Möbius, rupture du quatrième mur, ou autre pirandelli­sme, ici : juste un flottement du réel qui, sinon, se tient plutôt droit, s’autorisant de temps à autre une petite bizarrerie (un cadavre ostensible­ment en plastique, un melon dans la neige). Alors s’il fallait en donner une, d’interpréta­tion, ce serait peut-être celle-ci : ce Daim ne serait-il pas autre chose qu’un autoportra­it en cervidé ? Une façon pour Dupieux de tout lâcher afin de revenir à l’état sauvage, à son désir primitif de cinéaste ; tout reprendre depuis le début, seul dans la nature avec son alter ego, à tourner un slasher fauché avec une petite caméra, comme un Shining de poche ; juste filmer, et voir si ça fera un film ? En l’occurrence, c’est un grand oui. Le Daim de Quentin Dupieux, avec Jean Dujardin, Adèle Haenel, Marie Bunel (Fr., 2019, 1 h 17)

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