Les Inrockuptibles

Premières fiertés

A dix jours de la Marche des fiertés, il faut rendre hommage à ces pionnières que furent LIANE DE POUGY et NATALIE CLIFFORD BARNEY à une époque où l’homosexual­ité était interdite. Courage et féminisme se déploient dans leur correspond­ance.

- Nelly Kaprièlian

L’ÉCRIVAINE NATALIE CLIFFORD BARNEY A DIT AVOIR EU LA CERTITUDE de son homosexual­ité à 12 ans, et alors pris la résolution de ne pas la cacher. A 23 ans, en 1899, elle éprouve son premier coup de foudre pour Liane de Pougy dansant sur scène. Cette dernière a 30 ans et est déjà connue du Tout-Paris pour ses amants riches et célèbres, sa beauté du diable, son allure altière de collection­neuse de perles.

C’est un temps proustien où ces Amazones, autrement dit les cocottes du Paris du XIXe, faisaient et défaisaien­t les élégances, aussi admirées que très mal vues, vivant des hommes dans le luxe d’hôtels particulie­rs et de diamants Cartier, sans être pour autant épousées par leurs protecteur­s. Il arrivait qu’elles ne trouvent consolatio­n que dans les bras d’une autre femme, les hommes n’étant qu’un “moyen” de s’émanciper de la pauvreté. “Si vous n’êtes lasse des amours qui passent, de ces rêves qu’un rêve chasse, recevez-moi”, écrit Natalie à Liane, avant de se présenter à elle déguisée en

“petit page de l’amour”. Elles vont ainsi vivre, à peine clandestin­ement, un amour

pourtant interdit et jugé honteux par la société de l’époque dont l’hypocrisie, sexuelle aussi bien que sociale, sera épinglée par Marcel Proust dans

A la recherche du temps perdu quelques années plus tard.

Ce qui frappe dans les lettres des deux jeunes femmes, malgré le style très fin de siècle de leur écriture, c’est leur féminisme affirmé et leur grande modernité, annonçant déjà le basculemen­t des moeurs qui allait advenir près d’un siècle plus tard. Ensemble, c’est comme si elles formaient une microsocié­té secrète, faisant de la liberté de leur écriture (explicitem­ent passionnel­le, charnelle, érotique) un geste politique contre ce qui les limite, les entrave : “Nous étions ferventes, révoltées contre le sort des femmes et surtout de voluptueus­es et cérébrales petites apôtres, un peu poètes, avec beaucoup d’illusions et de rêves”, écrit Liane de Pougy.

Au fond, c’est elle, plus que Barney, qui fait vraiment les frais d’une société basée sur la domination masculine. Parce qu’elle a trompé le mari qu’elle a épousé très jeune, ce dernier a essayé de la tuer et elle a dû s’enfuir à Paris et divorcer. Ce qui équivaut à vivre dans la honte, avec pour seule possibilit­é de survie, devenir servante – il y avait peu de choix de profession­s pour les femmes à l’époque. Elle choisira la danse et la prostituti­on. Vite désirée, vite célébrée, elle attend d’être assez riche ou de se remarier, pour s’émanciper totalement.

Des deux, Natalie est celle qui attend l’autre, écrit le plus de lettres, aime en apparence plus passionném­ent – ou est-elle tout simplement la plus oisive, celle qui n’a que cela à faire, ayant le luxe de ne pas avoir à travailler pour survivre puisque sa famille (américaine) est richissime. Alors, donc, Natalie attend pendant que Liane couche avec ceux qui l’entretienn­ent. Mais des deux, de l’enfant gâtée ou de la courtisane, c’est cette dernière qui écrit les lettres les plus poignantes, témoignant d’une vraie souffrance liée à sa condition : “Mon âme et mon corps se distendent. Mon âme est captive, avilie, asservie à ce corps si détestable­ment humain. Elle rêve de franchir les grilles, les espaces, les frontières, mais l’implacable est là. (…) qui me délivrera ? La Mort… car la volupté m’enchaîne davantage… (…) Je cherche le repos, la fin suprême, le but final… la sécurité. Je suis faible et ne peux m’appuyer nulle part… Natty, je souffre et je ne sais où reposer ma tête. Et je vais rire ce soir, aller au restaurant, au théâtre, avec des êtres qui sont sourds et qui parlent un tout autre langage.”

Il y a quelque chose de très émouvant à plonger dans la vie d’une de ces irrégulièr­es, racontée par elle-même. C’est comme si l’Odette de La Recherche… dévoilait enfin ses émotions, ses désirs réels. De sa liaison avec Barney, Liane de Pougy écrit Idylle saphique (1901). L’amour, entre elles, ne durera pas longtemps : Natalie Clifford Barney s’installe vite avec la poétesse symboliste Renée Vivien, et Liane de Pougy deviendra la princesse Ghika en épousant un prince roumain. Mais elles resteront amies et continuero­nt à se voir, à s’écrire, pendant vingt ans. Comme deux éternelles amoureuses – et peut-être aussi, quelque part, deux anciennes combattant­es.

Correspond­ance amoureuse (Gallimard), édition établie et annotée par Suzette Robichon et Olivier Wagner, introducti­on et postface d’Olivier Wagner, 368 p., 24 €

A lire Dossier “Queer is beautiful” pp. 28-47

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 ??  ?? A gauche : Natalie Clifford Barney (1876-1972), écrivaine, photograph­iée par Frances Benjamin Johnston, entre 1890 et 1910
A droite : Anne-Marie Chassaigne, dite Liane de Pougy (1869-1950), danseuse et courtisane de la Belle Epoque, photograph­iée par l’Atelier de Nadar, le 10 octobre 1895
A gauche : Natalie Clifford Barney (1876-1972), écrivaine, photograph­iée par Frances Benjamin Johnston, entre 1890 et 1910 A droite : Anne-Marie Chassaigne, dite Liane de Pougy (1869-1950), danseuse et courtisane de la Belle Epoque, photograph­iée par l’Atelier de Nadar, le 10 octobre 1895
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