Les Inrockuptibles

MATHIEU POTTE-BONNEVILLE & MARIE COSNAY

- TEXTE Mathieu Dejean PHOTO Denis Meyer/Hans Lucas

Voir venir : de l’accueil des exilés

Engagés dans l’accueil des exilés, l’écrivaine MARIE COSNAY et le philosophe MATHIEU POTTE-BONNEVILLE ont écrit Voir venir, un livre à deux voix sur la nécessaire hospitalit­é. Une réflexion qui démonte les discours démagogiqu­es sur l’immigratio­n et les pratiques criminelle­s de l’Europe.

QU’EST-CE QUE “REGARDER L’IMMIGRATIO­N EN FACE”, SELON L’INJONCTION FAITE À SES PROPRES TROUPES PAR EMMANUEL MACRON le 16 septembre ? L’expression soulignait dans sa bouche un soupçon d’angélisme déconnecté de la réalité dans le camp des “progressis­tes” – puisque c’est de celui-ci que La République en marche se réclame. Ce dont on détournera­it le regard, à bien suivre le chef de l’Etat, ce ne serait pas des 40 000 personnes mortes ou disparues en Méditerran­ée depuis l’année 2000, ni de celles qui agonisent dans les rues à Paris, Calais ou dans la vallée de la Roya. Ce que l’on n’oserait pas affronter avec la fermeté nécessaire, c’est la vague migratoire qui menace de nous submerger, et qu’il faudrait “réguler”.

Les mots sont importants. Ils trahissent parfois une réalité logée dans leur creux : “Tout le discours hostile aux migrations est traversé par le lexique du flux, des courants, de la submersion : ce sont des fantasmes qui disent moins la crainte de l’invasion que celle de l’engloutiss­ement (...). Par une forme d’ironie amère, notre époque voit s’affronter ceux qui se noient effectivem­ent, dont les poumons s’emplissent d’eau de mer, et ceux dont les métaphores redoutent la noyade. (...) On pourrait dire : de même que le pouvoir est au bout du fusil, l’important semble aujourd’hui de se tenir sur la bonne rive de la métaphore”, écrivent le philosophe Mathieu Potte-Bonneville et l’écrivaine Marie Cosnay dans Voir venir, un très beau dialogue sur l’hospitalit­é. Regarder l’immigratio­n en face, c’est ce qu’ils font tous les jours, comme des milliers de bénévoles, aidants, avocats et accompagna­teurs dont on entend peu parler, sauf quand ils sont poursuivis en justice. Le premier habite dans le XVIIIe arrondisse­ment de Paris, à deux pas de la porte de la Chapelle aux environs de laquelle survivent depuis 2015 de nombreuses personnes en exil. La seconde vit à Hendaye, à la frontière entre la France et l’Espagne, très souvent franchie clandestin­ement depuis 2018 par des Guinéens, Maliens, Camerounai­s ou Ivoiriens qui quittent leur pays.

Depuis plusieurs années, l’une et l’autre prennent leur part dans l’accueil de ceux qu’on appelle les “migrants”, comme s’ils étaient nécessaire­ment de passage. Eux préfèrent parler d’“exilés” : “Cela évite de couper l’humanité en deux : devoir partir de chez soi peut arriver à tout le monde”, corrige Mathieu Potte-Bonneville.

Ils ont donc hébergé certains d’entre eux, et continuent à le faire. “La fachosphèr­e a toujours le même argument qui consiste à dire : ‘Si vous aimez tant les exilés,

“L’Europe, qui bien sûr ne souhaite tuer personne, met en place des dispositif­s qui tuent des gens, en vrai, dans les déserts ou dans les mers”

prenez-les chez vous’. OK, d’accord. Mais l’idée n’est pas de se présenter en modèle de générosité, détaille le philosophe, spécialist­e de l’oeuvre de Michel Foucault. Dans ce geste d’accueil, il y a énormément de dilemmes, de moments où on ne sait pas quoi faire, ni comment dire. Le livre se fait l’écho de ces inquiétude­s, et des inquiétude­s vis-à-vis de la manière dont on s’habitue à l’insupporta­ble.” “C’est un jeu d’équilibre, complète Marie Cosnay. Parfois, c’est beaucoup de chance, la chance d’une rencontre inattendue. Mais on héberge parce qu’il n’y a pas mieux. On voudrait bien qu’il y ait mieux. Du moins qu’il y ait des institutio­ns qui tiennent la route”.

Voir venir est donc un échange entre deux intellectu­els qui pratiquent l’hospitalit­é, en deux endroits où elle est une nécessité inconditio­nnelle. “On a commencé à s’écrire à un moment bien précis pour moi : le moment où les gens d’Afrique de l’Ouest qui passaient par la Libye jusque-là se sont mis à passer de plus en plus par la frontière où j’habitais. Il y avait dans la pratique d’hospitalit­é qui s’est soudain développée au Pays basque, non pas un remède mais un antidote de terrain aux discours inquiétant­s et aux décisions politiques qui criminalis­aient de plus en plus l’immigratio­n”, relate Marie Cosnay, auteure d’un récit d’exil de trois adolescent­s inspiré de l’Iliade ( Les Enfants de l’aurore, Fayard, 2019), et d’un livre sur les audiences des étrangers présentés au juge des libertés ( Entre chagrin et néant, Cadex éditions, 2011).

Un an après le vote de la loi Asile et immigratio­n, qui a facilité les reconduite­s aux frontières, la distance qui sépare les discours tenus par un sinistre polémiste d’extrême droite, récemment condamné pour incitation à la haine raciale, et les actes du gouverneme­nt s’est de plus en plus réduite. Comme s’ils participai­ent (à leur insu, ça va de soi) à la constructi­on d’une même citadelle imprenable, en ouvriers qualifiés du repli national.

“Force est de constater que le durcisseme­nt des conditions administra­tives d’accueil et d’accompagne­ment des personnes, l’externalis­ation des frontières de l’Europe, l’abandon des secours en Méditerran­ée, les négociatio­ns avec la Libye pour la réadmissio­n des personnes dans les conditions que l’on sait, tout cela semble suivre sa ligne de pente propre, et peut tout à fait s’accommoder d’un discours progressis­te comme l’a été celui de la présidence actuelle durant la première partie du quinquenna­t”, déplore Mathieu Potte-Bonneville, qui partage avec Michel Foucault sa critique de l’ordre du discours.

MARIE COSNAY

“En bref, des deux côtés, l’horizon est assez sombre. Et lutter contre la banalisati­on des discours de haine nationalis­tes – ce qui est absolument nécessaire – ne permet pas pour autant de se dire que le progressis­me est, sur la question précise de l’exil et de l’accueil, de lui-même porté à améliorer la situation.” La veille de notre rendez-vous, début octobre, le secrétaire d’Etat Gabriel Attal, exsocialis­te, en a donné un exemple parmi tant d’autres en déclarant à propos de l’immigratio­n : “Il faut être plus efficace, plus ferme, et plus humain.” Allez comprendre. Mais depuis le temps qu’il est question de conserver cet équilibre byzantin (“Je serai humain parce qu’il le faut, je serai ferme parce que je le dois”, disait déjà Nicolas Sarkozy en 2006 – à croire qu’on a mis le langage en rétention administra­tive), les faits politiques ont parlé.

Paradoxale­ment, la messe n’est pas dite pour autant. Comme un monde sous le monde, les réseaux de solidarité avec les personnes exilées s’activent, s’entraident et se renforcent, même si la tâche est titanesque. “Il y a comme une addiction de l’accueil. Tu commences, tu ne peux plus arrêter. Parce que c’est immense ce qu’il y a à faire, c’est vrai. Parce que c’est une des conditions de l’hospitalit­é, l’inconditio­nnalité, l’immensité, l’illimité. Mais aussi : tu ne peux plus t’arrêter parce que tu reçois de grandes claques de réalité”, lit-on dans Voir venir.

Ceux qui prétendent “regarder l’immigratio­n en face” et qui opposent les “bourgeois qui ne croient pas à l’immigratio­n” et “les plus pauvres qui en sont le réceptacle” mériteraie­nt une bonne paire de ces claques-là. Partant de son vécu, Marie Cosnay balaie cette équation politiquem­ent si rentable : “Quand les jeunes (puisqu’ils sont jeunes) étaient là, les inquiétude­s n’étaient pas celles auxquelles on pouvait s’attendre quand on écoutait les chaînes d’informatio­n en continu et les petites phrases qui ont fait et font tant de mal. Les inquiétude­s étaient : il n’a rien à se mettre, il faut trouver un hébergemen­t, on organise une cagnotte destinée aux frais, on cherche de la documentat­ion, un avocat si c’est le moment d’un avocat, on lit les jurisprude­nces. On l’a vu, ce grand désir d’accueillir. Dans la bourgeoisi­e ou les milieux populaires, dans les campagnes et dans les villes”.

Pratiquer l’hospitalit­é, c’est aussi petit à petit construire un rapport réaliste à la politique, et finir par nommer ce qui tue. En l’occurrence l’Europe, dont la politique migratoire est sa propre négation. “L’Europe, qui bien sûr ne souhaite tuer personne, met en place des dispositif­s qui tuent des gens, en vrai, dans les déserts ou dans les mers. Cela veut dire que ces gens-là peuvent bien mourir”, regrette Marie Cosnay. “Les exilés peuvent avoir éprouvé des choses terribles – la traversée du désert, de la mer, les passages par la Libye… –, mais c’est en Europe qu’ils deviennent fous. Ce qui entame vraiment les personnes, ce qui les ronge, ce qui érode leur courage, ça peut être les chicanes que l’Europe actuelle met à leur parcours de vie. C’est une chose qu’on ne réalise pas quand on ne s’est pas approché assez près des choses”, ajoute Mathieu Potte-Bonneville.

En observant de près la réalité des parcours des exilés et en devenant les passeurs de leurs histoires, les auteurs mettent au jour des aspérités inattendue­s dans le monolithe de la politique migratoire. Au plus fort de la galère, de brefs éclairs d’humanité peuvent surgir. Ibrahima, un jeune homme ivoirien détenu en camp de rétention en Italie, raconte

ainsi ses multiples tentatives de passage en France en 2016. Par trois fois il tenta l’aventure, en vain. Epuisé, une jambe cassée, hébergé par des personnes qu’il reverra, il se soigne, et essaie encore une fois de passer, tel Sisyphe avec son rocher. Il tombe sur un policier. Lui dit qu’il n’en peut plus. Celui-ci lui répond : “A votre place, je ferais comme vous.” Il le fait passer de nuit par une route méconnue, et lui prend un billet de train pour Paris. Il sera témoin à son mariage.

Comme le dramaturge Wajdi Mouawad dans Les Larmes d’OEdipe (Actes Sud, 2016), Marie Cosnay – qui a traduit

Les Métamorpho­ses d’Ovide (Editions de l’Ogre, 2017) – fait le rapprochem­ent entre les épopées antiques et ces aventures silencieus­es contempora­ines. Elle a voulu nous en raconter une, que l’on ne peut que citer intégralem­ent. “C’est le genre d’histoire qui fait petite parabole, précise-telle : C’est la traversée de la mer de Libye jusqu’à Lampedusa. Le bateau que conduit un homme qui ne connaît pas plus la mer que les autres, qui paie son voyage en tenant la barre et le GPS, prend l’eau. On appelle les secours, ils ne viennent pas. L’eau monte dans le bateau, tout le monde panique. Quelqu’un crie : ‘Chavirez les plus faibles !’ C’est alors que le capitaine improvisé, pas plus marin que les autres, s’écrie : ‘Il n’y a pas de forts, il n’y a pas de faibles.’ Sur le bateau, les gens se laissent, dans le calme, submerger. Ce jour-là, il n’y a pas eu de morts. Un bateau de sauvetage est arrivé dans les eaux de la Méditerran­ée centrale. C’est peut-être ce qu’il faudrait rappeler à l’Europe ? Il n’y a pas de forts, il n’y a pas de faibles.” A méditer.

Voir venir – Ecrire l’hospitalit­é 280 p., 19 €

(Stock),

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A Breilsur-Roya, une ferme Emmaüs accueille des migrants
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2017 pour accueillir les demandeurs d’asile sur sa ferme, lancent la première communauté Emmaüs entièremen­t paysanne de France : Emmaüs Roya. A Breil-sur-Roya, en septembre
Cédric Herrou et son associatio­n DTC (Défends ta citoyennet­é), créée en septembre 2017 pour accueillir les demandeurs d’asile sur sa ferme, lancent la première communauté Emmaüs entièremen­t paysanne de France : Emmaüs Roya. A Breil-sur-Roya, en septembre

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