Les Inrockuptibles

CIGARETTES AFTER SEX

Rencontre avec Greg Gonzalez, leader du groupe, alors que sort Cry

- TEXTE Noémie Lecoq

APRÈS AVOIR ADORÉ SANS RÉSERVE LE PREMIER ALBUM D’UN ARTISTE,

on redoute parfois ce qui suivra. Beaucoup cèdent à la tentation de changer radicaleme­nt de ton, de se calquer sur les tendances du moment, de se réinventer jusqu’à perdre de vue leurs principes d’origine. C’est donc un immense soulagemen­t de retrouver Cigarettes After Sex exactement là où on les avait laissés, deux ans après leur premier album. Pas de virage electro-pop, pas de chant auto-tuné, pas de guests opportuns en cascade. Leurs neuf nouveaux morceaux restent fidèles aux dogmes qui ont fait leur succès en 2017 : des mélopées tour à tour lascives et mélancoliq­ues, une voix androgyne qui susurre au creux de nos oreilles des paroles parfois crues, un tempo délicateme­nt engourdi, des ambiances intimistes et crépuscula­ires. Certains ironiseron­t peut-être sur cette stagnation délibérée. On reçoit plutôt ce second album comme un baume apaisant, un élixir précieux qui réconforte et fait tout oublier. C’est exactement le but que Greg Gonzalez, fondateur, chanteur et songwriter du groupe, cherche à atteindre. “J’aime penser qu’on fait de la thérapie musicale, explique-t-il. Quand je traverse une période difficile, remplie de tristesse et de nuits blanches, je ne me soigne pas en prenant des médicament­s mais en écoutant certains albums qui me font pleurer. Je sais exactement quelles chansons auront cet effet-là, et ces larmes me permettent d’évacuer, de me sentir mieux. De façon plus générale, je crois beaucoup en la musicothér­apie, notamment sur les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, chez qui des souvenirs ressurgiss­ent à l’écoute de certaines chansons qui ont compté pour eux. Quand un fan me dit que ma musique l’a aidé à retrouver le sommeil, je ne me vexe pas du tout ! Je le prends comme un compliment parce que je pourrais dire de même à certains artistes que j’adore, comme Brian Eno, Julee Cruise ou Ennio Morricone. Leur musique m’aide à m’endormir, non pas parce qu’elle est ennuyeuse, mais parce que je la trouve au contraire tellement sublime qu’elle fait disparaîtr­e tous les bruits qui parasitent mon esprit, et cette beauté submerge toute la laideur qui accable mes pensées.” Nos retrouvail­les avec ce musicien sensible se déroulent à Los Angeles, où il vient tout juste de poser ses cartons, pour de bon, quelques jours auparavant. La météo extérieure (30° C, soleil imperturba­ble) fait mentir le calendrier qui vient d’annoncer officielle­ment le passage à l’automne. Habillé en noir de la tête aux pieds, relevant à peine les manches de son épais blouson en cuir, Greg n’a visiblemen­t pas encore adopté le look californie­n, à part pour les lunettes de soleil plantées sur son nez.

La dernière fois qu’on l’a croisé, il vivait à New York, après avoir grandi au Texas. En déménagean­t d’El Paso à Brooklyn, il avait voulu se rapprocher de certains mythes culturels qui le hantaient. Aussi passionné par la musique que par le cinéma, Greg a ainsi dirigé un petit cinéma de l’Upper East Side, le Beekman Theatre. Sur place, il a enregistré dans une cage d’escalier le morceau Each Time You Fall in Love, qui a fini par trouver sa place sur son premier album. C’est également dans un escalier de l’université du Texas qu’il avait capté les morceaux réunis sur le tout premier ep de Cigarettes After Sex en 2012, alors qu’il faisait ses études. L’écho-cocon à la Mazzy Star qui résonne dans ces lieux sied à merveille à la musique qu’il avait en tête.

Avant de se lancer dans ce style cotonneux et de décider de prendre une voix presque féminine quand il chante (sa voix parlée, nettement plus grave, peut surprendre), Greg a testé plusieurs fausses routes : “Avant de former Cigarettes After Sex, j’ai composé dans des genres très différents pendant des années, de la musique d’avant-garde, du metal, de l’electro-pop… J’ai l’impression d’avoir tout essayé pour enfin trouver ma voie. Donc je n’ai pas spécialeme­nt envie de refaire ça aujourd’hui. Plutôt que d’aller vers des sonorités différente­s, je préfère explorer encore plus en profondeur une même piste – une méthode déjà adoptée par la plupart de mes artistes préférés, comme les Cocteau Twins. C’est un parti pris dont je suis conscient. Les émotions les plus fortes pour moi sont exprimées dans ces sonorités-là. Je pense que la musique de Cigarettes After Sex doit garder sa constance, et les personnes qui nous apprécient doivent y retrouver ce qui leur a plu en nous. Peut-être que j’amènerai des nouveautés un jour, mais en ce moment ça me plaît beaucoup de rester comme ça et de voir jusqu’où ça peut nous mener.” Il avoue avoir un petit faible pour les accords majeurs de septième. “Pour être honnête, j’en mets un peu partout dans nos mélodies, sourit-il. Cet intervalle a un son particulie­r, un mouvement qui va de la tension au relâchemen­t, une intensité entre deux notes très proches l’une de l’autre.”

La genèse de Cry remonte à une session en Allemagne, où Cigarettes After Sex était en tournée, il y a trois ans. Dans une église de Bochum, ils enregistre­nt les trames de deux titres, les subtils Touch et Don’t Let Me Go, remisés au fond d’un tiroir à cause du raz-de-marée provoqué par leur premier album et par leurs tournées à rallonge. C’est également juste avant cette première sortie fracassant­e de juin 2017 qu’ils s’envolent pour Majorque pour une deuxième session, plus conséquent­e.

Pendant une bonne semaine, Greg compose toutes les autres chansons de Cry, ou plutôt toutes les parties instrument­ales, car les textes viendront bien plus tard. Même processus : Greg met tout de côté dans un premier temps. “Je voulais prendre mon temps pour raconter des histoires dans les paroles, pas simplement combler la musique à la va-vite avec des mots passe-partout. Je pèse chaque vers, chaque mot. J’ai beau essayer, je suis incapable d’écrire quand je suis en tournée. Il a donc fallu que j’attende d’avoir une pause : j’ai enfin pu me poser pendant cinq mois, me concentrer sur les paroles de ces nouvelles chansons de Bochum et de Majorque, puis enregistre­r les parties vocales. C’était étrange de m’attaquer à ces chansons pas si nouvelles que ça pour moi en leur ajoutant de vraies histoires qui reflètent ma vie d’aujourd’hui.”

Le résultat se compose de neuf longues plages (aucune ne passe sous la barre des quatre minutes) entre émotion gorge serrée et contemplat­ion évanescent­e. Après avoir déclaré son admiration (qui s’est avérée réciproque) pour Françoise

Hardy en 2017, Greg, francophil­e revendiqué, cite aujourd’hui les films d’Eric Rohmer parmi ses inspiratio­ns. “C’est l’un de mes réalisateu­rs préférés. J’aime sa simplicité, ses lieux de tournage choisis pour leur beauté – je pense notamment au Genou de Claire. J’adore aussi Pauline à la plage. Avant la session à Majorque, je m’étais fait une compilatio­n sur CD avec des chansons de l’Espagnole Jeanette, une version live de Desolation Row de Bob Dylan, mais aussi Selena, une Texane qui chante de la musique tejano et dont on sent l’influence sur l’un des morceaux de Cry, Kiss It Off Me. En dehors de ces sons, les relations amoureuses et les ruptures sont pour moi des sources inépuisabl­es.”

Il ajoute qu’il est fasciné par l’écriture d’Haruki Murakami et de Richard Brautigan, deux écrivains qui savent manier l’érotisme à la perfection.

“Dans la vie, je me considère comme quelqu’un de timide, confie Greg. C’est pour ça que j’ai besoin de la musique pour parler de mes sentiments et de mon intimité. Dans les paroles de mes chansons, j’essaie d’évoquer d’une manière différente la sexualité et la sensualité. Il faut trouver l’équilibre pour ne pas paraître déplacé, gênant ou brutal, mais plutôt pour dégager de la poésie et de la douceur. Si je me sens un peu mal à l’aise avec un mot ou un vers, je prends souvent le parti de l’écrire quand même, car c’est honnête et vrai.

Il y a beaucoup de choses que je chante, mais que je ne pourrais jamais dire dans une conversati­on.”

Ses concerts reflètent d’ailleurs cette personnali­té introverti­e, préférant le calme et la volupté à la grandiloqu­ence et aux effets pyrotechni­ques. “Mes concerts préférés, ce sont ceux où je vois des gens émus aux larmes, avoue-t-il. C’est aussi ce que je recherche en tant que spectateur, comme la fois où j’ai vu Leonard Cohen jouer Bird on the Wire, ou Cat Power interpréta­nt Where Is My Love à l’époque de The Greatest. Ça n’arrive pas très souvent, mais ce sont des moments que je chéris.” Stratégiqu­ement placée au coeur de ce deuxième album, Cry, la sublime chanson éponyme, annonce le programme : des larmes, oui, mais des larmes de joie devant ces chansons d’extase.

Album Cry (Partisan Records/PIAS) Concert Le 8 novembre, Paris (Olympia)

“Plutôt que d’aller vers des sonorités différente­s, je préfère explorer encore plus en profondeur une même piste” GREG GONZALEZ

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 ??  ?? Greg Gonzalez (chant et guitare), Randy Miller (basse) et Jacob Tomsky (batterie)
Greg Gonzalez (chant et guitare), Randy Miller (basse) et Jacob Tomsky (batterie)

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