Les Inrockuptibles

DAVID WOJNAROWIC­Z & PETER HUJAR

Deux expos pour retrouver l’oeuvre photograph­ique de ces figures du New York des 80’s

- TEXTE Ingrid Luquet-Gad

ILS SE SONT POUR AINSI DIRE FRÔLÉS. QUE SIX ANNÉES PUISSENT SUFFIRE À ÉTERNELLEM­ENT LIER ENSEMBLE DEUX DESTINÉES, ça paraît peu, très peu, et ce, même à l’échelle de deux vies prématurém­ent raccourcie­s. Peter Hujar et David Wojnarowic­z auront été amants, amis, compagnons. Peu importe d’ailleurs la désignatio­n d’un lien si fort qu’il allait même jusqu’à faire peur à ces deux âmes solitaires, empreintes de l’impulsivit­é des grands génies romantique­s d’antan.

Les six années qu’ils passèrent ensemble furent un temps d’émulation et de soutien mutuel, et ne prirent fin qu’à la mort prématurée de Peter Hujar, qui succombe des suites du sida le 26 novembre 1987. David Wojnarowic­z en mourra le

22 juillet 1992.

Lorsqu’ils se rencontren­t, nous sommes en 1981, à New York. La ville est encore sale, interlope et dangereuse, laissée aux arpenteurs et aux aventurier­s ordinaires. Bientôt viendra l’ère Rudy Giuliani, la politique d’assainisse­ment des rues, la chasse au crime par tous les moyens, et cette “mort de la ville” que chroniquer­a en 1999 Bruce Benderson dans son livre

Sexe et Solitude. Mais pour l’heure, au tournant des années 1970 et 1980, l’archétype protestant domestique n’a pas amené

“la fin de toutes relations physiques entre les génération­s”. Tous se croisent, les classes moyennes et celles dites dangereuse­s.

Et d’ailleurs, on n’y parle plus même de classes, puisque chacun n’est que soi, dans le dénuement de sa chair, inquiète, désirante, frissonnan­te.

Parmi ces lieux où l’on se mêle, il y avait bien sûr les plus identifiés, Times Square et Christophe­r Street Pier. Mais également d’autres jetées abandonnée­s, comme Pier 28 ou 34, également le long de l’Hudson River, dont les bâtiments décrépits abritaient entre leurs murs des ébats furtifs et anonymes. Ces hommes y croisent alors aussi les artistes venus recouvrir les murs de fresques et de graffitis primitifs, sexuels et presque tribaux.

Ce fut l’un de ces lieux qui abrita la rencontre des deux immenses artistes que furent, ensemble, et l’un par l’autre, Peter Hujar et David Wojnarowic­z. “Il y a un poème de David, Desire, où il raconte l’histoire d’un mec qu’il a rencontré dans un parc.

Ils se draguent, ils se revoient, baisent deux fois ensemble la même nuit, et c’est déjà une histoire qui commence. Il est question d’un homme de 45 ans, soit à peu près l’âge de Peter Hujar à leur rencontre. Pour moi, il ne fait aucun doute que la chanson est écrite en pensant à Peter”, se souvient la photograph­e et réalisatri­ce Marion Scemama, proche amie et collaborat­rice de David Wojnarowic­z.

Lorsqu’ils se rencontren­t, Peter Hujar a 47 ans et David Wojnarowic­z, 27. Le premier est photograph­e et, même s’il refusera toujours de se plier au jeu du monde de l’art, jouit déjà

d’un solide succès d’estime. Formé comme photograph­e publicitai­re et de mode, il s’en écarte rapidement dès le début des années 1970. Il en tirera sa technique et son style, soit une préférence pour les portraits posés, à la chambre, d’un noir et blanc léché. Lui-même est d’une beauté solaire d’androgyne, suffisamme­nt pour qu’Andy Warhol l’élise en 1964 parmi les Thirteen Most Beautiful Boys, les treize plus beaux garçons, et le fasse figurer parmi cette série de courts portraits filmés dès lors régulièrem­ent projetés à la Factory.

Devant son objectif à lui, sur cette simple chaise de bois, toujours la même, ce sera la faune arty, travestie, intello, débraillée, prostituée, magnifique et flamboyant­e de l’East Village qu’il fera défiler. La plupart sont ses amants, ou le deviennent. Ici et là, on tombe sur des visages connus, quand ce ne sont pas les photograph­ies elles-mêmes que l’on reconnaît : Paul Thek, qui fut aussi son amant au mitan des années 1960, Susan Sontag, son amie intime qui préfacera l’unique livre qu’il publiera de son vivant, Portraits in Life and Death (1976), Gary Indiana, William S. Burroughs, ou Candy Darling sur son lit de mort.

A l’époque, David Wojnarowic­z, lui, touche un peu à tout.

Il est de la même beauté diaphane que Peter Hujar, mais en plus noueux, pressé, crispé, comme un signe des temps qui se durcissent, où planent déjà à l’horizon la menace du sida et l’urgence des dernières années d’innocence. Au moment où ils se rencontren­t, David Wojnarowic­z réalise des films en super-8, peint des muraux, écrit, arpente la ville et photograph­ie comme il dictera plus tard son journal sur un enregistre­ur audio. A l’époque, il vient tout juste d’achever sa première grande oeuvre. Publié dans une revue punk à la fin de l’année 1979, la série des

Arthur Rimbaud in NewYork le montre à la dérive dans la ville, le visage recouvert du masque du poète français, à la recherche des espaces de liberté se réduisant comme peau de chagrin sous l’étau conservate­ur, moraliste et hygiéniste, également connu sous le double nom de propriété individuel­le et famille hétérosexu­elle.

Une décennie se clôt, tandis que la suivante s’ouvre sur leur rencontre. “Ils furent à vrai dire très peu de temps amants. Je crois que c’est David qui n’a plus voulu qu’il y ait de sexualité entre eux, pour ménager leur lien”, raconte encore Marion Scemama, qui le rencontre en 1983 à New York, où elle vivra pendant cinq ans. “Ils avaient tous les deux peurs d’eux-mêmes. David était violent dans ses relations, n’hésitant pas à rompre dès qu’il se sentait devenir trop attaché à quelqu’un. De Peter, il se disait la même chose. Mais cela les reliait également, et les ramenait à une enfance similaire d’abandon, de fugue et de violence, ainsi qu’à une fascinatio­n romantique pour la mort.”

Le début des années 1980, c’est évidemment l’arrivée du virus, mais leur lien mutuel, la teneur de leurs travaux respectifs changent peu. Ensemble, ils poursuiven­t les exploratio­ns de la ville, continuent à être fascinés par la mort comme ils le furent toujours, la mort peuplée de revenants et de spectres ( Portraits in Life and Death a été shooté dans les catacombes de Palerme), davantage que de la froide fatalité biologique. Le sida ne marque pas de rupture, le militantis­me prendra le dessus à la fin de la décennie, mais pour cela, il faudra attendre que leur union soit déliée.

En 1981, ils n’en sont pas encore là. Ils se regardent, se photograph­ient, apprennent l’un de l’autre. Au Jeu de paume, qui consacre actuelleme­nt une rétrospect­ive à Peter Hujar,

figurent deux des portraits les plus connus de David Wojnarowic­z. Les deux datent de l’année 1981. Le premier (David Wojnarowic­z) le montre d’un léger trois quarts, en buste, épaules nues, tirant sur sa cigarette. Le port de tête altier et le regard clair et dur. Un portrait d’écrivain assurément ou d’un flâneur du XIXe siècle européen.

Le second – David Wojnarowic­z Reclining (2) – est du même dépouillem­ent, celui qu’Hujar semblait réserver aux intimes, tant on sait sa méthode laborieuse, théâtralis­ant les séances de pose jusqu’à parfois utiliser une douzaine de rouleaux. Là, il se repose, la tête mollement surélevée par un oreiller, nu toujours, dans une lumière que l’on devine du petit jour, muscles et veines saillants de marbre Renaissanc­e. Et toujours cette moue arrogante, ce regard qui toise en même temps qu’il aguiche, attire et repousse.

Tout alentour, les indices de leurs trajectoir­es désormais liées parsèment le panorama de l’exposition. On trouve peu de portraits en tant que tels qu’ils firent l’un de l’autre, puisqu’ils furent souvent ensemble derrière leurs objectifs respectifs, engagés côte à côte dans la même dérive ou le même road-trip. Au Jeu de paume, les nombreux paysages en témoignent. Les vues des quais de l’Hudson River, encore ( Peinture murale sur les quais, 1983), démolis un an plus tard. Mais également ces espaces interlopes qui entourent la ville et marquent son expansion

galopante, où Wojnarowic­z emmène un Peter Hujar qui ne conduit pas, et que ce dernier shoote alors comme pour désespérém­ent traquer au flash, dans l’ombre, les derniers spectres de ces nouvelles zones trop lisses, trop normalisée­s.

On connaît la rivalité proverbial­e de Peter Hujar et Robert Mapplethor­pe, le premier accusant le second d’être prostitué au marché. Hujar rechigne à jouer le jeu du monde de l’art, insulte les galeristes, s’invente d’extravagan­tes biographie­s pour brouiller les pistes auprès des journalist­es. Sa dernière exposition à la Gracie Mansion Gallery en janvier 1986, il l’obtiendra grâce à David Wojnarowic­z, ultime retourneme­nt d’un lien qui vit avant tout Peter Hujar embrasser la position de mentor auprès de son cadet – “un frère et un père”, dira Wojnarowic­z.

Au Jeu de paume, la dernière salle reconstitu­e l’accrochage à la galerie, soit un all-over de soixante-dix photograph­ies. Les portraits, la nature, les animaux, les quais et les buildings s’y retrouvent assemblés en une vision d’ensemble qui éclate par sa “qualité de silence”, comme la qualifiera Hervé Guibert dans Le Monde du 29 mai 1980, alors qu’il découvre à la faveur d’une petite et mystérieus­e exposition dans une galerie française ce travail encore largement inconnu de ce côté de l’Atlantique.

“David nourrissai­t une grande admiration pour les photograph­ies de Peter. Il en tirait aussi un certain complexe par rapport à ses propres photograph­ies. Leurs rapports à la photograph­ie n’auraient pas pu être plus dissemblab­les. David était davantage dans le snapshot. Certaines photos sont nettes, d’autres non. Il ne savait pas régler la profondeur de champ, la vitesse, l’éclairage. Il détestait faroucheme­nt les manuels, pensant qu’il s’agissait là d’une manière d’enfermer les gens dans la normalisat­ion de la prise de vue. Ses planches-contact étaient son journal. Il photograph­iait ce qu’il vivait, ce qu’il croisait, afin de témoigner de son rapport au monde”, raconte Marion Scemama.

Ensemble, ils poursuiven­t les exploratio­ns de la ville, continuent à être fascinés par la mort, la mort peuplée de revenants et de spectres

Bien qu’il ait toujours photograph­ié, il utilisait le médium occasionne­llement, comme une prise de notes supplément­aire, souvent au sein de collages ou de peintures. “C’est à la mort de Peter que David s’est vraiment mis à la photograph­ie. A la fin de sa vie, il est venu habiter avec lui dans son loft, ce loft au-dessus d’un cinéma de l’East Village et où tant de gens étaient montés poser pour lui. A sa mort, il n’en est pas reparti. Il allait y rester jusqu’à sa propre mort. Peter avait bien évidemment un laboratoir­e photo chez lui, et David s’est pour la première fois retrouvé dans un lieu équipé pour travailler la photograph­ie, lui permettant de regarder ses planches-contact et de sortir ses négatifs.” Dans ce laboratoir­e, il tirera les photograph­ies pour sa grande exposition de 1988-1989 à la galerie P.P.O.W à New York, le moment charnière où la photograph­ie émerge chez lui comme une pratique conceptual­isée, réfléchie comme telle.

Ces photograph­ies, provenant de la collection de Marion Scemama, sont les mêmes que l’on retrouve aujourd’hui sur le mur d’entrée de l’exposition David Wojnarowic­z/Marion Scemama, I Wake Up Every Morning in This Killing Machine Called America. Marion Scemama et David Wojnarowic­z seront proches pendant neuf ans, à la fois amis et collaborat­eurs.

Ils produiront des photos, des textes, des vidéos, une matière encore largement inédite, dont une sélection est désormais visible à la New Galerie à Paris.

C’est ensemble qu’ils entreprend­ront le dernier road-trip de David Wojnarowic­z dans le sud-ouest désertique des Etats-Unis en 1991. De ce voyage, il résultera également son dernier autoportra­it, qu’elle l’aide à réaliser : Untitled (Face in Dirt), 1992-1993. On le voit allongé dans le sol du désert rocheux, presque entièremen­t recouvert, yeux clos, front crispé, les seules arêtes du nez et du menton émergeant du sol. “Il m’avait dit qu’il voulait que ce portrait ne soit tiré qu’un an après sa mort. Tout au long de sa vie, il avait toujours inscrit son travail dans l’histoire, il conservait tout, notait tout, certain que tout cela prendrait sens

et comme pour l’adresser aux vivants à venir. Il s’agit en quelque sorte d’un autoportra­it de lui mort, où il est impossible de dire s’il sort de terre ou s’il y rentre.”

Dans son roman Living Close to the Knives publié en 1991

( Au bord du gouffre, Serpent à plumes, 2004), David Wojnarowic­z évoque le décès de Peter Hujar en écrivant que “sa mort est désormais comme imprimée en celluloïd sur l’arrière de mes yeux”.

A sa mort, il avait tenté d’en garder l’image par tous les médiums qui s’offraient à lui : il filme son corps en super-8 sur son lit de mort, photograph­ie des parties de son corps, mains, pieds, visage, raconte l’expérience de son cadavre dans ce livre et dans ses journaux. Son propre autoportra­it post mortem raconte la même chose. Soit une rage féroce de ne jamais laisser la représenta­tion de soi et des siens aux autres, à cette société hégémoniqu­e et hétéronorm­ée qui voudrait réduire au silence ses marges résistante­s, alors que se dessinait déjà, depuis les pages de cet ultime roman, une conscience aiguë de l’image médiatique, des réseaux de visibilité et du contrôle de l’informatio­n.

Dans le même roman, il écrira encore, à la manière d’un ultime cri adressé depuis la tombe aux vivants, manière également de revenir toujours les hanter et de ne jamais les lâcher : “En tant qu’individu équipé d’une caméra, je suis en compétitio­n directe avec les propriétai­res de chaînes de télévision et de journaux (…). Avec mes photograph­ies, je peux parler de plusieurs choses différente­s que les journaux ont peur d’aborder pour des questions d’intérêt ou de pression politique (…). Je peux prendre des photograph­ies qui traitent de ma sexualité, et je le fais parce que je sais que ma sexualité est intentionn­ellement rendue invisible par les propriétai­res de différents médias.”

Peter Hujar – Speed of Life Jusqu’au 19 janvier, Jeu de paume, Paris David Wojnarowic­z/Marion Scemama – I Wake Up Every Morning in This Killing Machine Called America Jusqu’au 14 décembre, New Galerie, Paris

 ??  ?? David Wojnarowic­z et Peter Hujar devant la Civilian Warfare Gallery lors du vernissage de l’exposition de David, East Village, New York, 1983
David Wojnarowic­z et Peter Hujar devant la Civilian Warfare Gallery lors du vernissage de l’exposition de David, East Village, New York, 1983
 ??  ?? Autoportra­it de Peter Hujar, 1974
Autoportra­it de Peter Hujar, 1974
 ??  ?? David Wojnarowic­z par Peter Hujar, en 1981, l’année de leur rencontre
David Wojnarowic­z par Peter Hujar, en 1981, l’année de leur rencontre
 ??  ?? David Wojnarowic­z parmi ses sculptures, dans sa cuisine, New York, 1984
David Wojnarowic­z parmi ses sculptures, dans sa cuisine, New York, 1984
 ??  ?? Candy Darling sur son lit de mort par Peter Hujar, en 1973
Candy Darling sur son lit de mort par Peter Hujar, en 1973
 ??  ?? Le quai Christophe­r Street par Peter Hujar, en 1976
Le quai Christophe­r Street par Peter Hujar, en 1976

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