Les Inrockuptibles

MARCO BELLOCCHIO

Eternel contestata­ire, le cinéaste sort un nouveau film, Le Traître

- TEXTE Jean-Baptiste Morain PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

IL AURA 80 ANS LE 9 NOVEMBRE ET NE LES PARAÎT PAS. NÉ DANS UNE FAMILLE BOURGEOISE DE LA RÉGION DE PIACENZA, dans le nord de l’Italie, le cinéaste n’a rien, dans sa mise bien sage, d’un révolution­naire farfelu. Pourtant, il est, avec Bernardo Bertolucci – dont il a dit au moment de sa mort, il y a un an, qu’avec lui, “nous mourions tous un peu” – le principal représenta­nt d’une génération de cinéastes qui ont débuté avant Mai 68 mais qui l’ont annoncé, y ont participé corps et âme et ont longtemps réalisé des films dans son sillage.

Bertolucci et Bellocchio étaient des cinéastes scandaleux, et Bellocchio l’est resté. Il a à plusieurs reprises eu maille à partir avec la censure, l’Eglise, les critiques de droite. Une fellation dans Le Diable au corps, une critique précise et très ciblée de l’Eglise et de ses bataillons cachés dans Le Sourire de ma mère, ou même l’histoire de la maîtresse cachée de Mussolini dans Vincere lui ont attiré les foudres d’une certaine presse et d’institutio­ns qui se sentaient, à juste titre, visées.

L’histoire du cinéaste Bellocchio, le sujet principal de son cinéma, c’est la libération : du corps, de l’âme. Il en parle sans fard mais avec pudeur dans l’interview qu’il nous a accordée : la psychanaly­se, sous différente­s formes, l’a sauvé d’un mal-être qui venait de son éducation bourgeoise et catholique, une éducation qu’il a définitive­ment rejetée. Mais aussi du suicide d’un frère jumeau, lourdement touché par une maladie

d’ordre psychique, à une époque où les “fous” étaient maltraités.

Cet artiste en colère depuis son tout premier film, Les Poings dans les poches, est dans la vie un homme très calme et pondéré. Mais il suffit de regarder ses films ou de plonger dans son regard noir et profond pour comprendre qu’il n’est pas l’homme de la sérénité. Comme il l’esquisse aussi dans cette interview, les cinéastes italiens de sa génération, apparus après un âge d’or du cinéma, et des noms immenses comme Visconti, Fellini, Antonioni, etc., qui pouvaient se détester, se jalouser mais se fréquentai­ent, se sont peu à peu retrouvés seuls, loin les uns des autres. Dans une industrie du cinéma et une société où le berlusconi­sme allait peu à peu faire s’effondrer le cinéma d’auteur de qualité.

Qu’est-ce que ça fait d’avoir traversé plus de cinquante années de cinéma italien ?

Marco Bellocchio — On dit toujours que le temps s’envole, mais en vérité, le temps est toujours le même. C’est seulement que l’on n’arrive pas à percevoir qu’il passe. On regarde derrière nous, et cinquante ans se sont écoulés. Beaucoup de choses se sont passées pendant ce demi-siècle, je les ai vécues et j’ai cherché à les représente­r, avec parfois un recul temporel. Par exemple, Buongiorno, notte parlait de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro, le leader de la Démocratie chrétienne, qui a eu lieu en 1978.

A l’époque, je vivais à Rome et j’ai directemen­t vécu cet événement, mais je n’ai pu le représente­r que vingt-cinq ans plus tard. En 1968, le “joli mois de mai” français a eu son équivalent en Italie, très important. Certains critiques ont même pu dire de mon premier film, Les Poings dans les poches, tourné en 1965, qu’il avait anticipé le Mai 68 italien. Mon esprit de rébellion, mon refus de la société bourgeoise exprimé dans Les Poings dans les poches se sont transformé­s en 1968 en un mouvement d’action politique contre la société de l’époque. Dans les années 1970, avec le reflux de la politique, j’ai fait le choix anticonfor­miste de découvrir, étudier, pratiquer la psychanaly­se dans son option anti-freudienne et collective. Ma vie s’est entrelacée avec certains de mes films. Le Saut dans le vide, que j’ai présenté en 1980 à Cannes, fait référence à ma vie familiale. Dans ce parcours, il n’y a pas de linéarité. Par exemple, j’ai découvert

Le Prince de Hombourg de Kleist en lisant la pièce et en la voyant, mais, pour l’adapter, je ne me suis pas demandé s’il y avait un lien entre le drame de Kleist, ma vie ou mes films. Tout est un peu morcelé.

Il est vrai que vous passez d’un film à l’autre sans que le lien soit évident. Le Traître, votre nouveau film, qui raconte une histoire vraie, celle d’un chef repenti de Cosa Nostra, n’a rien à voir, sur le fond et la forme, avec le précédent, Fais de beaux rêves, l’histoire intime d’un homme qui va

mettre trente ans à comprendre pourquoi et comment sa mère est morte… Mais ce n’est qu’un exemple. Le précédent, Sangue del mio sangue, était un conte fantastiqu­e et satirique.

Oui, c’est l’une des caractéris­tiques de mon cinéma depuis toujours. Dans le sens que, apparemmen­t, je n’ai jamais fait un film qui ressemble au précédent, ceci indépendam­ment du succès qu’a pu obtenir le film précédent. Les Poings dans les poches a voyagé dans le monde entier et bénéficié d’un vaste écho. Il aurait été tout à fait légitime de penser à un Poings dans les poches 2 (sourire), ou de reprendre le même thème. Or le film suivant,

La Chine est proche, raconte l’histoire de jeunes militants italiens maoïstes qui tentent de saboter la campagne électorale d’un candidat appartenan­t à un parti populaire. Donc un film totalement différent du précédent. Mais il incarne un thème de ma vie. Mon troisième film, Au nom du père, est axé sur une pension religieuse. C’est mon premier film en couleurs, et lui aussi est complèteme­nt différent des deux précédents. Au cours des dernières années, je m’aperçois non pas qu’un sujet est égal à un autre, que je peux aborder des histoires complèteme­nt différente­s, mais que je suis attiré par des histoires qui n’ont rien à voir avec mon film précédent, sauf qu’après, je découvre que dans la façon dont je filme ces histoires on peut reconnaîtr­e mon regard. Je ne le fais pas exprès. Il faudrait peut-être demander à un psy (rires) !

Justement : la psychiatri­e et la psychanaly­se vous intéressen­t toujours aujourd’hui ?

La psychiatri­e m’a intéressé dans ma vie aussi parce que, dans ma famille, il y avait un problème psychiatri­que. Et c’était l’époque où l’on mettait enfin en avant une approche non brutale du traitement des malades. On ne mettait plus de camisole de force aux malades, mais on les endormait avec des barbituriq­ues… Mais après cette grande illusion que fut 68, révolution­naire et utopique – dans laquelle j’ai franchemen­t cru et me suis engagé en tant que militant politique, persuadé que la révolution allait changer mon statut de bourgeois, car c’est mon éducation bourgeoise, à mon sens, qui était la racine et la cause de mon mal-être –, j’ai vite compris que la politique n’était pas suffisante pour affronter la réalité. La psychanaly­se n’est pas seulement pour moi le fruit d’une lecture culturelle, de Freud ou d’autres auteurs, c’est le besoin de faire face à ma vie, de me questionne­r sur qui je suis, comment je peux changer ma condition personnell­e, et j’ai donc commencé une analyse classique sur un divan. Ensuite, je suis passé à un type d’analyse plus radicale, collective, avec le professeur Massimo Fagioli. J’ai fait cette expérience en tant que patient et en tant qu’ami. J’avais déjà réalisé plusieurs films. Fagioli n’était pas un psy orthodoxe. Le psy traditionn­el devait être caché, ne devait pas intervenir directemen­t dans la vie privée de son patient. Quand on rencontrai­t son psy dans la rue, on ne devait pas le saluer, etc. Nous sommes arrivés à une collaborat­ion avec Fagioli, sur la réalisatio­n du Diable au corps, qui a fait scandale à l’époque (pour une scène de fellation non simulée notamment – ndlr). Fagioli était présent sur le plateau de tournage, il m’aidait à diriger le film, dont le personnage principal était joué par Maruschka Detmers. Je suis assez content du résultat. Mais le film a été très critiqué en Italie alors qu’il a été bien reçu en France. Tout en continuant mon expérience dans l’analyse collective, j’ai peu à peu dépassé cette phase, et m’en suis séparé pour réaliser mes films. Mais la psychanaly­se m’a beaucoup appris et a façonné ma façon de regarder

“Je me suis engagé en tant que militant politique, persuadé que la révolution allait changer mon statut de bourgeois”

la réalité, et elle reste très présente en moi. Même si j’ai finalement emprunté mon propre chemin, cette expérience a duré longtemps et n’a pas été superficie­lle. Je ne suis pas redevenu celui que j’étais avant.

Votre cinéma regorge d’images, de passages oniriques, symbolique­s. Dans Le Sourire de ma mère, un de vos films que j’aime le plus, on ne sait pas toujours très bien si le spectacle qui nous y est offert est réel ou rêvé, voire parfois un cauchemar. Quels sont ceux de vos films que vous préférez, justement ?

Sans vouloir faire du tort aux autres,

Le Sourire de ma mère est aussi un de mes préférés. J’aime aussi les sensations qu’ont suscitées ces films. Pendant le tournage de ce film, je ressentais une forme de plénitude, de joie. J’éprouvais aussi l’enthousias­me de découvrir en tournant des choses que je n’avais pas prévues au moment de l’écriture. Les Poings dans les poches a représenté aussi pour moi un moment important, bien évidemment, puisque c’était mon premier film et qu’il a été un succès. C’était une sorte de test surtout, un moment de vérité. Il fallait que je comprenne si je devais continuer à faire ce travail de metteur en scène. Le tournage fut une surprise continue. J’étais très joyeux. D’autant plus que j’avais trouvé les acteurs idéaux (Lou Castel et Paola Pitagora) qui correspond­aient parfaiteme­nt à mes souhaits. J’ai vécu des tournages plus douloureux. J’avais tourné un petit film, avec un petit budget,

La Mouette d’après la pièce de Tchekhov. Voilà un sujet éloigné de mes préoccupat­ions personnell­es mais où, je crois, j’ai à la fois réussi à ne pas les y projeter et à créer des images autonomes. Je ne peux pas oublier non plus Le Saut dans le vide, parce que j’ai aimé ce que je faisais là avec Anouk Aimée et Michel Piccoli, deux comédiens français avec lesquels une grande relation est née. Ils se retrouvaie­nt dans un contexte très bourgeois et romain, ce qui n’était pas facile pour eux. A l’époque, pour des raisons de coproducti­on, il arrivait souvent que des acteurs français se retrouvent dans des films italiens. Le problème, c’est qu’on les doublait en italien, et le doublage n’était pas satisfaisa­nt… Le Diable au corps a été une expérience très forte, encore une fois, mais aussi très critiquée : la présence de Fagioli sur le tournage a été vue comme une remise en cause du métier de cinéaste. Enfin, je me suis beaucoup amusé au sens propre sur Vincere, l’histoire de la maîtresse cachée de Mussolini et de leur fils, même si le film abordait des situations tragiques. Ce film m’a beaucoup apporté. Je pourrais parler d’autres films, mais je ne peux pas les citer tous (rires) !

Est-ce que, dans les années 1960-70, les cinéastes se parlaient beaucoup plus qu’aujourd’hui, ou n’est-ce qu’une illusion ?

Je dirais que j’ai appartenu à la génération où se confronter, parler, communique­r entre cinéastes entrait déjà en désuétude. D’après ce qu’ils m’ont dit, cette volonté de se rencontrer caractéris­ait davantage la génération précédente, celle des Risi, Comencini, Monicelli, Fellini, etc. Le cinéma italien était alors en pleine forme, même si Rome était encore petite et provincial­e. C’était facile de se rencontrer dans certains restaurant­s ou cafés, etc. Il ne faut pas négliger le fait que la politique, à cette époque-là, représenta­it un élément d’union comme de séparation. Mais plutôt : jusqu’à la fin des années 1960, le Parti communiste italien (PCI) a eu un pouvoir culturel très fort, notamment en attirant un grand nombre de cinéastes. Même s’ils n’avaient pas forcément la carte du PCI, ils étaient dans l’orbite de la machine culturelle communiste, dont le jugement sur les

“J’ai des sympathies vis-à-vis de certains nouveaux mouvements, comme le Mouvement 5 étoiles. Ils voulaient changer la politique, lutter contre la corruption…”

films était très important. Cette appréciati­on était portée autant par les critiques des journaux communiste­s que par les hommes politiques, comme Palmiro Togliatti, le secrétaire général emblématiq­ue du PCI de 1944 jusqu’à sa mort en 1964. Il admirait beaucoup

Le Guépard de Luchino Visconti, par exemple, et le considérai­t comme un chef-d’oeuvre absolu, donc Le Guépard était un chef-d’oeuvre absolu. Quand la grande tentative de créer un centre gauche, un Parti socialiste, a commencé, nous, cinéastes, l’avons considérée comme suspecte. La Démocratie chrétienne

(le principal parti de droite italien – ndlr) était absolument absente. On n’a jamais vu un cinéaste italien appartenir à la Démocratie chrétienne ! Après 1968, cette agrégation autour du PCI a commencé à se défaire.

Que pensez-vous de la situation politique actuelle en Italie ?

Beaucoup de journalist­es français me posent cette question… A l’époque à laquelle se déroule Le Traître, dans les années 1980, le Parti socialiste italien était considéré comme un traître parce qu’il avait perverti la pureté idéologiqu­e du PCI. Aujourd’hui, je ne sais pas. Je regarde avec respect ce qui se passe dans la politique italienne. J’ai des sympathies vis-à-vis de certains nouveaux mouvements, comme le Mouvement 5 étoiles. Ils voulaient changer la politique, lutter contre la corruption, contre les partis politiques traditionn­els. Ils ont alors gagné ma sympathie, j’ai même voté pour eux à un moment. Mais ce parti s’est révélé un mouvement précaire, incertain, ambivalent. Comme s’il était en train de devenir un parti comme tous les autres. En Italie, comme dans le reste de l’Europe, les partis s’affirment, puis s’affaibliss­ent, et parfois disparaiss­ent. En Italie, la gauche est très fragmentée, a perdu beaucoup d’électeurs. Il y a des mouvements, des déplacemen­ts rapides qui ont lieu dans cette démocratie, mais, bien ou mal, les grands partis traditionn­els sont appelés à jouer un rôle de stabilisat­eurs pour éviter de changer trop souvent les lois. Le pouvoir économique est devenu aussi important, sinon plus que les trois pouvoirs habituels (législatif, judiciaire, exécutif). Celui qui veut se rebeller contre le grand pouvoir économique est voué à l’échec, par manque de courage des partis, aussi. On continue à dire que la dette publique ne cesse d’augmenter, que l’évasion fiscale est énorme, mais finalement, aucun parti n’a réussi à trouver une solution. Ce sont des situations figées, pour l’instant. J’entends un certain discours : par le passé, les partis politiques étaient certes corrompus, mais il y avait en leur sein de grandes personnali­tés politiques qui étaient en mesure de garantir la stabilité politique. C’est comme si l’on regrettait les grands hommes du passé. Je ne sais pas. Les gens éprouvent de la nostalgie pour une époque de géants alors que nous vivons dans une époque de nains.

Le Traître de Marco Bellocchio, avec Pierfrance­sco Favino, Luigi Lo Cascio (It., All., Fr., Bré., 2019, 2 h 25)

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 ??  ?? A Cannes, en mai 2019
A Cannes, en mai 2019
 ??  ?? 1976 : Miou Miou, femme de capitaine dans La Marche triomphale, brûlot contre le service militaire
1976 : Miou Miou, femme de capitaine dans La Marche triomphale, brûlot contre le service militaire
 ??  ?? 1965 : Lou Castel dans Les Poings dans les poches, le premier film de Bellocchio. Une savante descriptio­n de la folie familiale
1965 : Lou Castel dans Les Poings dans les poches, le premier film de Bellocchio. Une savante descriptio­n de la folie familiale
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 ??  ?? 1986 : Maruschka Detmers dans Le Diable au corps, Radiguet transposé dans les 80’s des Brigades rouges
1986 : Maruschka Detmers dans Le Diable au corps, Radiguet transposé dans les 80’s des Brigades rouges
 ??  ?? 1979 : Michel Piccoli dans Le Saut dans le vide, et ses relations toxiques avec sa soeur au sein d’une famille bourgeoise
1979 : Michel Piccoli dans Le Saut dans le vide, et ses relations toxiques avec sa soeur au sein d’une famille bourgeoise
 ??  ?? 2003 : Buongiorno, notte ou le plus grand traumatism­e de l’Italie moderne : le meurtre d’Aldo Moro en 1978
2003 : Buongiorno, notte ou le plus grand traumatism­e de l’Italie moderne : le meurtre d’Aldo Moro en 1978
 ??  ?? 2009 : Vincere, la maîtresse et le fils cachés de Mussolini comme métaphore de la dérélictio­n de l’Italie fasciste
2009 : Vincere, la maîtresse et le fils cachés de Mussolini comme métaphore de la dérélictio­n de l’Italie fasciste
 ??  ?? 2019 : Pierfrance­sco Favino dans Le Traître, ou comment se libérer de Cosa Nostra
2019 : Pierfrance­sco Favino dans Le Traître, ou comment se libérer de Cosa Nostra
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