Les Inrockuptibles

Sorry We Missed You de Ken Loach

Dans l’un de ses meilleurs films de ces dernières années, le cinéaste fait le portrait d’une famille à l’ère de l’ubérisatio­n. Une chronique généreuse qui touche juste.

- Théo Ribeton

IL Y A CINQ ANS, KEN LOACH ANNONÇAIT SA RETRAITE au terme d’une carrière de plus de trente longs métrages courant sur cinq décennies, et qui n’était au terme de ce marathon toujours pas parvenue à résoudre son éternel clivage.

D’un côté, un public – et une partie de la critique – solidement acquis à son image de cinéaste-abbé Pierre, indéboulon­nable filmeur de la misère et des opprimés, capable aussi bien de galvaniser leurs victoires que de se recueillir sur leurs défaites, qu’il serait cynique et même presque suspect de railler.

De l’autre, une critique plus perplexe, notamment à gauche (drôle d’ironie), qui n’a certes pas été systématiq­uement dure avec le Britanniqu­e, apte par exemple à reconnaîtr­e les réussites ponctuelle­s de ses ambitions néoréalist­es (Sweet Sixteen, It’s a Free World…), mais qui ne lui pardonne pas ses deux défauts les plus connus : la tentation du manichéism­e, de la sociologie lénifiante (assignatio­n grossière d’un kit de vertus et de tares, d’attributs émotionnel­s, comporteme­ntaux, voire physiques à des dominants et des dominés), celle aussi du chantage émotionnel, qui transforme les plus chargés de ses films en véritables puddings d’apitoiemen­t.

Autant dire que son retour aux affaires, moins d’un an après le pot de départ, faisait figure de verre de trop pour le cinéaste octogénair­e, a fortiori vu l’allure de ses derniers titres – un nouveau bidule feel-good (La Part des anges), un carnaval historique jaunasse (Jimmy’s Hall).

Une Palme d’or plus tard (Moi, Daniel Blake), discutable (en tant que Palme) sans être affligeant­e (en tant que film), le cinéaste semble cependant s’être refait une santé et surtout une retenue, une précision, un regain de mesure et de sensibilit­é, avec ce Sorry We Missed You qui n’a certes pas déridé les détracteur­s chroniques de Loach lors de sa présentati­on à Cannes, mais qui est pourtant peut-être son meilleur film depuis au moins une décennie.

Sorry We Missed You est une parabole sur l’ubérisatio­n du marché du travail

et le démantèlem­ent par le numérique des droits sociaux élémentair­es – soit le nouveau volume thématique de la geste antilibéra­le loachienne, dont les services publics informatis­és de Moi, Daniel Blake avaient un peu initié le ton.

Le récit est centré sur Ricky, quadragéna­ire renfrogné, engagé au début du film comme chauffeur dans une société de livraison faisant office d’illustrati­on parfaite de l’esclavage auto-entreprene­urial moderne (“Vous ne travaillez pas pour nous, vous travaillez avec nous”), et qui, entre deux tours de camion émaillés d’ascenseurs en panne et de destinatai­res absents (à qui le livreur laisse une fiche qui donne son titre au film), retrouve sa femme Abbie, auxiliaire de vie pour personnes âgées, et ses deux enfants, dont un aîné très turbulent.

Une vie peu enviable à laquelle Loach et son scénariste Paul Laverty offrent une chronique assez généreuse, où le misérabili­sme n’est certes jamais loin, mais se reconfigur­e toujours avec en tête une volonté de double jeu, de complexité. Sur le premier plan du récit, l’aliénation de l’esclave “indépendan­t”, son existence de Sisyphe géolocalis­é, le film a quelques belles variétés de ton, tissant de façon tortueuse les journées banalement accablante­s et celles dont le cours plus tolérable fait naître des illusions de liberté.

Par touches plus ou moins fines s’écrit un rapport particulie­r et solitaire aux épreuves de l’exploité (même au degré le plus bas de la servitude, Ricky semble toujours se penser en responsabl­e, encaisser le malheur comme quelque chose qu’il ne peut résoudre, qu’il mérite peut-être même), aux humiliatio­ns, à la solidarité anéantie entre travailleu­rs.

C’est surtout sur le plan familial que se révèle cette finesse. Les enfants ont toujours rendu service à Loach, qui sait filmer dans leurs yeux des existences encore ambivalent­es, des chaos de destins à venir, là où ses adultes sont souvent figés dans le déterminis­me. La progénitur­e de Ricky tient autant de l’enfance blessée d’un Kes (pour la petite fille) que de l’adolescent­e révoltée d’un Sweet Sixteen (pour son grand frère), mais rappelle en tout cas le meilleur de son travail de chroniqueu­r domestique, qui s’est toujours montré plus sensible, plus imprévisib­le dans les cuisines des T3 périurbain­s que dans les ateliers métallurgi­ques.

La tentation de la retraite, après ce potentiel point final nettement plus satisfaisa­nt qu’il y a cinq ans, reprendra-t-elle le cinéaste ? A 83 ans, aucun code du travail au monde ne lui refuserait ce droit.

Le misérabili­sme n’est certes jamais loin, mais se reconfigur­e toujours avec en tête une volonté de double jeu, de complexité

Sorry We Missed You de Ken Loach avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood (U.K., 2019, 1 h 41)

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