Les Inrockuptibles

Au bout du monde de Kiyoshi Kurosawa

Une émouvante histoire de fantômes intérieurs auxquels est confrontée une jeune Japonaise en tournage en Ouzbékista­n.

- Jean-Baptiste Morain

“AU BOUT DU MONDE” EST L’UN DES FILMS LES PLUS ÉMOUVANTS DE KIYOSHI KUROSAWA. On y retrouve une actrice formidable, Atsuko Maeda, que le cinéaste avait déjà dirigée dans Avant que nous disparaiss­ions et un moyen métrage étrange et méconnu mais sublime, Seventh Code (jamais sorti en salles en France, il avait remporté deux prix au Festival de Rome en 2013).

L’histoire que raconte Au bout du monde tient sur un ticket de métro : Yoko, une jeune présentatr­ice de télévision japonaise, se retrouve au fin fond de l’Ouzbékista­n avec une petite équipe technique pour y tourner une émission grand public sur les beautés touristiqu­es du pays. Kurosawa délaisse ici, une fois de plus, (il le fait régulièrem­ent) les thrillers haletants dont il a le secret.

Loin du Japon, Yoko souffre, certes, un peu de la solitude, du manque (son amoureux est pompier à Tokyo), et même de l’indifféren­ce parfois coupable de ses collègues (qui ne la ménagent pas beaucoup, notamment dans une scène d’attraction foraine qui fait peur). Car rien ne se passe tout à fait comme prévu – comme toujours sur un tournage. Les gens du cru ont tendance à mener les jeunes Japonais en bateau (au sens propre comme au figuré), leur faisant miroiter l’existence d’un poisson féroce (le tremur) ou d’une bête à cornes féroce (le markhor) qu’on ne verra jamais (un pêcheur accuse Yoko de faire fuir le tremur parce qu’elle

est une femme…). On les rackette un peu, on leur fait manger n’importe quoi – ces scènes sont assez drôles.

Mais surtout, Yoko est partagée entre une curiosité dévorante (elle est capable de partir au hasard dans la ville de Tachkent sans prévenir personne) et la peur de tous les Ouzbeks qu’elle rencontre. L’altérité, cette chose pas si facile que cela à vivre. On apprend au bout de plus d’une heure de film que Yoko a une autre vocation, qui explique sa nervosité plus que les aléas du tournage. Un grand incendie se déclare à Tokyo et Yoko a peur pour son amoureux.

Peu avant, un commissair­e de police ouzbek lui a donné une bonne leçon : “Comment peut-on apprendre à se connaître si on ne se parle pas ?”… Dans une scène finale bouleversa­nte, très rossellini­enne, la vie de Yoko va prendre pleinement tout son sens, en harmonie soudaine avec la nature, l’univers, l’avenir.

Toujours aussi délicat et maître de sa mise en scène, jouant sans cesse des effets de couleur, de lumière, d’un simple souffle de vent dans les rideaux ou d’une belle chanson populaire, Kiyoshi Kurosawa nous entraîne une nouvelle fois dans une histoire de fantômes (c’est son destin), ici tout à fait intérieurs et tout aussi redoutable­s, sinon plus que les “vrais” fantômes.

Au bout du monde de Kiyoshi Kurosawa, avec Atsuko Maeda, Ryô Kase,

Shôta Sometani (Jap./Ouzb./Quat., 2018, 2 h)

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