Les Inrockuptibles

Je ne sais pas si c’est tout le monde de Vincent Delerm

Pour ses premiers pas au cinéma, Vincent Delerm tisse une série de portraits d’une infime délicatess­e, porté par un regard aussi espiègle que sensible sur le temps qui passe.

- Ludovic Béot

DÈS SES PREMIÈRES ESQUISSES, IL Y A MAINTENANT PRESQUE VINGT ANS, il y avait déjà du cinéma chez Vincent Delerm. Lorsqu’il naissait chanteur, lui et sa voix nonchalant­e sur Fanny Ardant et moi, chanson liminaire de son premier album, lorsque Deauville sans Trintignan­t réveillait un monologue d’Un homme et une femme, tandis que le générique de fin de l’album Kensington Square récité à voix haute par Mathieu Amalric rejouait le prologue du Mépris.

Par-delà l’hommage cinéphile chic, si Vincent Delerm et cinéma sont intimement liés, c’est que le cinéma, par sa nature même, semble renfermer la matrice du projet de l’auteur. Rendre A présent (comme le titre de son précédent album) le passé et constater, sans aigreur, nostalgie ni mélancolie, les traces du temps sur les choses et les gens. Voir comment cela change, se bouleverse parfois, vieillit et puis meurt. Le cinéma, comme les chansons de Delerm, enregistre un temps révolu et le restitue au présent, en fait un présent.

Premier film logique donc, Je ne sais pas si c’est tout le monde est composé d’une superposit­ion de visages qui se livrent pendant quelques minutes, chaque fragment constituan­t comme une chanson d’un album filmé. Parmi eux, le journalist­e Vincent Duluc, qui confie rester dans le stade vide après un match de foot pour revivre ses émotions, les retrouvail­les avec une femme jadis aimée sur un écran de cinéma (Eléonore Klarwein, héroïne de Diabolo menthe), l’élève (Delerm) qui avoue à son maître (Souchon) que, pour sceller la fin de son adolescenc­e et le passage à la

vie adulte, il a écouté Ultra Moderne Solitude seul dans sa chambre, des jeunes gens en extase qui se jettent dans le liquide verdâtre du canal Saint-Martin un jour de victoire de coupe du Monde.

S’y confondent les génération­s et les discipline­s, les visages connus et inconnus, qui témoignent chacun à leur manière du souvenir, de l’intime et de l’écoulement du temps. Mais l’élégante beauté de Delerm, en musique ou en images, c’est d’observer cette mosaïque de vies avec une espiègleri­e et une sensibilit­é à fleur de peau, et révéler, à la manière d’Agnès Varda, ce que la banalité du quotidien a de beau, ce que l’apparente simplicité renferme comme poésie.

A cet égard, bien plus qu’une remarquabl­e sortie de route, Je ne sais pas si c’est tout le monde peut être considéré comme l’accompliss­ement théorique et sensible de l’oeuvre de Delerm. En témoigne cette scène, belle à pleurer, dans laquelle Jean Rochefort demande au chanteur de le filmer une dernière fois pour le cinéma. Choix curieux, l’acteur à la foisonnant­e carrière se donne tout entier à un cinéaste débutant alors qu’il aurait pu confier l’ultime écriture de son image à une signature éminemment plus prestigieu­se. Pourtant, le visage de Rochefort paraît serein et apaisé. Il avait compris qu’il ne pouvait trouver meilleures mains pour l’écrire, une dernière fois, au présent.

Je ne sais pas si c’est tout le monde de Vincent Delerm, avec Jean Rochefort, Aloïse Sauvage, Alain Souchon (Fr., 2019, 1 h)

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Jean Rochefort

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