Les Inrockuptibles

De l’art des maux

Le Centre Pompidou à Paris expose le travail des deux dernières décennies de FRANCIS BACON, alors au sommet de son art pictural, et explore l’influence de la littératur­e sur son oeuvre.

- Ingrid Luquet-Gad

DE FRANCIS BACON, ON CONNAÎT LA GUEULE DE MI-BOXEUR AMOCHÉ, MI-POÈTE MAUDIT, qui d’emblée l’inscrit dans une mythologie, celle d’une vie empreinte de la terribilit­à chère aux biographes. Sexe, violence et térébenthi­ne ? La plupart du temps, impossible de s’éloigner de l’image sulfureuse qui le précède. Ce constat tient dès lors que l’on tente, à notre tour, d’approcher l’exposition que lui dédie actuelleme­nt le Centre Pompidou à Paris. Ici encore, impossible d’y couper. L’exposition s’attarde sur la dernière période de sa vie, la moins connue certaineme­nt, de 1971 à sa mort en 1992. Hautement symbolique, l’année 1971 tranche net dans la production de l’artiste. Francis Bacon est alors au sommet de sa gloire. A 62 ans, il a déjà peint l’Etude d’après le portrait du pape Innocent X (1953) ou les Trois études de figures au pied d’une crucifixio­n (1944).

En octobre de la même année, le Grand Palais lui consacre ce qui s’apparente alors pour lui à une consécrati­on suprême : une rétrospect­ive sur la terre qui vit fleurir ses modèles de jeunesse, les surréalist­es. Pour préparer l’exposition, Bacon est venu avec son compagnon d’alors, George Dyer. On sait déjà leur passion destructri­ce. Deux jours avant le vernissage, George Dyer se suicide. La réponse de Bacon sera immédiate, directe, picturale.

Il le peindra de manière obsessionn­elle : les Trois portraits (1973) ou le Triptyque Mai-Juin 1973. Sa conception de la peinture se métamorpho­se, elle aussi. Au cours des deux décennies exposées au Centre Pompidou émerge un autre Bacon. Une grande partie de ces tableaux demeurent beaucoup moins vus, et connus. Et pourtant, selon ses propres dires, il y frôle l’idéal si ardemment pourchassé. A l’historien de l’art David Sylvester, qui réalise avec Bacon une série d’entretiens filmés, il glisse, en désignant un tableau encore posé sur un chevalet, qu’il s’agit là sans doute du meilleur qu’il ait jamais peint. Le tableau en question : Water from a Running Tap, réalisé en 1982. Il y a de quoi être surpris. Ici, nulle figure figée dans un cri d’horreur. Mais une scène aux confins de la figuration, où le filet d’eau en question forme sur la toile en grande partie laissée brute un nuage bleu poudroyant entouré de volutes laiteuses. On reconnaît l’isolement du motif qu’identifie le philosophe Gilles Deleuze dans Francis Bacon, logique de la sensation (1981) comme caractéris­tique du peintre au sein d’un parallélép­ipède qui vient isoler la figure.

Si Bacon a toujours protesté contre la figuration, cherchant à traduire les forces à l’oeuvre sur la figure (Deleuze apporte la distinctio­n de “figural”), le corpus qu’identifie le philosophe, et la réception de Bacon en général, se concentre habituelle­ment sur la chair humaine, la “viande” (Deleuze toujours), et cette zone

d’indiscerna­bilité entre l’homme et la bête, qui se rejoignent dans la condition ontologiqu­e de la souffrance et de la sensibilit­é. “Le cri sort de la bouche”, écrit le philosophe. Il s’échappe également de chaque parcelle de l’univers. Au Centre Pompidou, on se rend compte, à travers plusieurs exemples, de cette force vitale expansive non réduite au vivant. Tout est cri, intensité, circulatio­n : un paysage aux herbes souples ( Landscape, 1978), une dune de sable fouettée par le vent ( Sand Dune, 1981), un second jet d’eau, propulsé d’une vanne rompue cette fois, jaillissan­t alors du sol ( Jet of Water, 1979). A cette période, le pinceau ne touche presque plus la toile : les pigments sont projetés, soufflés ou jetés depuis le pot.

En peignant l’intensité de toute chose, de tout élément et non pas seulement des vivants, Bacon semble avoir anticipé l’arrivée du courant de l’Ontologie Orientée Objet des années 2010, lorsque la philosophi­e tente à son tour de sortir de l’anthropoce­ntrisme et du zoocentris­me pour penser l’inanimé. Le tableau Blood on Pavement de 1984 constitue la clef de voûte de l’exposition,

Le pinceau ne touche presque plus la toile : les pigments sont projetés, soufflés ou jetés depuis le pot

reliant les figures animalo-humaines aux flux de pure matière. Soit une autre tâche aux confins de l’informe, excrétion pourpre coagulée de noir. Bacon “réussit à dissocier la blessure du corps”, écrit Chris Stephens dans le catalogue de l’exposition. Cette flaque rouge couleur drame constitue une traduction condensée à son acmé de l’Orestie d’Eschyle que lit à cette époque le peintre, hanté du remords de la mort de son amant comme les Euménides, déesses vengeresse­s, poursuiven­t dans le récit le héros Oreste. Le voilà, le lien de Bacon à la littératur­e, à ces textes d’Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot lus dans des pièces attenantes au parcours des six salles de l’exposition.

Soit le refus catégoriqu­e de l’illustrati­on au profit des flashs d’images qui surgissent à la lecture, et qui donneraien­t de la narration la synthèse ultime, immédiatem­ent visuelle.

Le tour de force de Didier Ottinger, commissair­e de l’exposition, réside non seulement dans le fait d’avoir réussi à présenter un autre Bacon, le plus contempora­in peut-être, mais surtout dans cette approche de la littératur­e qui, au méta-niveau de l’exercice de l’exposition, refuse à son tour l’illustrati­on. Les auteurs qui ont marqué Bacon indiquent une tonalité, une ambiance plutôt qu’ils ne fourniraie­nt des anecdotes ou des sujets. Surtout, cette exposition se passe de textes muraux, pari ambitieux et réussi sur la puissance universell­e des “images immédiates” évoquées par l’artiste, dont l’ambition était bien d’établir “une relation directe entre le mode d’expression de l’artiste et le système nerveux du spectateur”.

Bacon en toutes lettres Jusqu’au 20 janvier, Centre Pompidou, Paris

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Sand Dune, 1983
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Study of a Bull, 1991

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