Les Inrockuptibles

La grande accélérati­on

- TEXTE Mathieu Dejean et Jean-Marc Lalanne

Avec François Cusset, un regard politique et social

“Je suis plus positif qu’il y a dix ans”, affirme l’historien des idées FRANÇOIS CUSSET. Mais s’il pointe le retour de la lutte des classes sous des formes nouvelles, il n’alerte pas moins sur le piège d’un néolibéral­isme présenté comme seule alternativ­e au nationalis­me et à l’intégrisme religieux.

SE RETOURNER VERS LES ANNÉES 2010 DONNE L’IMPRESSION DE CONTEMPLER UN VASTE CHAMP DE BATAILLE. Commencées dans le tumulte des Printemps arabes et du mouvement des places, elles se concluent dans une ambiance de rébellion mondiale – du Chili au Liban en passant par Hong Kong –, dont le masque du Joker et le gilet jaune seraient devenus les symboles transnatio­naux. Pour comprendre la montée de cette rage antisystèm­e, l’historien des idées François Cusset, qui a consacré deux ouvrages aux décennies 1980 et 1990 (respective­ment, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980, en 2008, et Une histoire (critique) des années 1990, en 2014), déplie les méandres de cette décennie marquée par l’urgence. En commençant par une réflexion cinématogr­aphique.

François Cusset — Le plus gros succès de cinéma de l’année 2009, c’est Avatar de James Cameron. A l’autre bout de la décennie, Joker de Todd Phillips est un des grands succès de cet automne. Les deux films constituen­t des bornes symbolique­s presque trop faciles. On entre dans les années 2010 avec un monde enchanté rendu possible par la technologi­e, une utopie du beau pixélisé. On en sort avec un film qui en est l’inversion radicale. Toute la mythologie populaire du cinéma de super-héros est convertie en trouble mental, celui du protagonis­te malade, et nous donne accès à ce que ces mythologie­s ont toujours masqué, la lutte des classes. Si on pense comme l’anthropolo­gue californie­n Mike Davis qu’il y a de la science-fiction parce qu’on ne parle plus de lutte des classes, là on a un film qui, par ce biais et pour détruire les codes du genre, réintrodui­t cette lutte sous sa forme la plus brute. Rarement un film américain de divertisse­ment ne l’a

thématisée de façon aussi explicite.

Pensez-vous que de façon plus large la question de la lutte des classes a fait son retour sur la scène politique durant cette décennie ?

Oui, mais pas sous ce terme-là, qu’on nous a dit révolu. Les deux décennies précédant les années 2010 avaient été vouées à l’enterremen­t, d’abord en grande pompe puis comme un effacement jusqu’à l’oubli définitif, de tout ce qui ressemble à une vision marxiste du monde. On a si bien prohibé la vision classiste de la société qu’il est difficile de ressortir le mot de lutte des classes des poubelles de l’histoire. Mais derrière le mot, le concept, lui, a fait l’actualité de la décennie entière. Elle commence par les Printemps arabes, mouvement social populaire qui défie des régimes dictatoria­ux au nom d’une critique de la ploutocrat­ie – la petite bande d’héritiers qui possède tout. Et elle s’achève avec les Gilets jaunes. On n’a jamais vu autant de gens aussi peu explicitem­ent de gauche parler à ce point la langue de la lutte

des classes. Entre les deux, il y a différents jalons, qui s’appellent Occupy Wall Street, les Indignés, le mouvement des places, Nuit debout… Et on observe en ce moment une accélérati­on stupéfiant­e : le Chili est dans la rue, l’Amérique latine en ébullition, Bagdad et Hong Kong se soulèvent, les Kurdes mènent le dernier combat avant qu’il ne soit trop tard… On assiste à un sursaut des mouvements d’émancipati­on au nom de l’égalité.

Quel est le moteur de cette accélérati­on que vous décrivez ?

Une crise sociale de longue haleine a suscité ce réveil, et sa forme radicaleme­nt inédite. Mais s’il est tentant d’y voir un effet heureux de révolte et d’émancipati­on, cette crise sociale est indissocia­ble, comme cause et comme effet, d’une lame de fond qui domine la décennie 2010 : la fascisatio­n du monde. J’ai eu un peu honte d’avoir donné à un de mes livres un titre en forme de litote, La Droitisati­on du monde (Textuel, 2016 – ndlr). C’est plutôt l’extrême-droitisati­on du monde. Et bien au-delà du score électoral des partis d’extrême droite. C’est aussi l’enracineme­nt des thèmes et des procédés rhétorique­s de l’extrême droite dans le débat public, dans les formes ordinaires d’interactio­n et de communicat­ion, dans les réseaux sociaux comme les médias traditionn­els qui se repaissent de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un Eric Zemmour. On se souvient de la phrase de Margaret Thatcher affirmant qu’il n’y avait pas d’alternativ­e au libéralism­e de marché : trente ans plus tard, il a face à lui deux alternativ­es, et le pouvoir mondial se présente à nous, du coup, sous la figure de la triangulat­ion. Il y a le pôle néolibéral dominant, qui reste au pouvoir à peu près partout, et sait utiliser les deux autres, si besoin. Et face à lui, deux alternativ­es en miroir : le nationalis­me extrême et l’intégrisme religieux.

Il faut une telle configurat­ion pour qu’un Emmanuel Macron puisse incarner le pôle progressis­te la veille d’un deuxième tour des présidenti­elles !

Si on observe tous les mouvements sociaux que vous avez énumérés, assiste-t-on à ce “temps des émeutes” qu’attendait l’anthropolo­gue Alain Bertho ?

Le temps de… beaucoup de choses, et peut-être, dès lors, d’un glissement tectonique. Il y a l’abandon, dans la géométrie politique, de l’opposition droite-gauche. C’est ce qu’incarne stratégiqu­ement le mouvement des Gilets jaunes. Ce qui ne les empêche pas d’avoir des opinions, très variées. Mais leur tactique spontanée est de suspendre ce vocabulair­e au moment d’entrer sur les ronds-points ou les places le samedi. Vocabulair­e obsolète, selon eux, si seules comptent les chances de succès du soulèvemen­t social. Deuxième nouveauté : la destitutio­n de tout ce qui ressemble à une grande organisati­on collective. Les syndicats existent encore, mais ils n’encadrent plus les luttes sociales. Quant aux partis politiques traditionn­els, ce sont des cadavres. D’où, mécaniquem­ent, le retour de formes d’horizontal­ité, de dispersion, de spontanéis­me et de défiance envers les organisati­ons. C’est une faiblesse mais aussi une chance. Troisième point : une reterritor­ialisation de la politique. On est passé d’un combat largement abstrait à un combat territoria­lisé, à partir d’un territoire choisi, vécu, défendu. La ZAD en est un emblème, mais aussi la résistance de quartiers où s’expriment de nouvelles formes de solidarité, parfois de vraies alternativ­es économique­s. C’est ce que l’on a vu à Athènes, en réaction à ce qu’a subi de délirant la Grèce durant cette décennie. Elle vote à l’extrême gauche et on interdit à l’extrême gauche de mener sa politique ; elle choisit par un référendum, on l’annule ; elle dit non à l’austérité, on la lui aggrave. Mais dans ce pays où tout a disparu, des quartiers sont devenus autonomes : on s’y occupe solidairem­ent, de manière organisée, des vieux, des malades, des enfants. C’est l’autre face, moins discutée, de ce dont traite le film récent de Costa-Gavras. Réancrer la politique dans un sol et des corps, c’est ça : occuper des places (les Indignés, Occupy Wall Street, Nuit debout), occuper des territoire­s en danger (ZAD, zapatisme au Chiapas), occuper le quartier parce que personne ne s’en occupe.

D’un point de vue électoral, ne mésestimez-vous pas l’expression de ce réveil social dans certains votes, comme ceux en faveur de la France insoumise ?

Dans un contexte de chute libre de la gauche électorale et des réservoirs sociologiq­ues du vote de gauche, il y a forcément des miettes à récupérer. Et même de grosses miettes : avec un PS à 5 %, la France insoumise a plus de place. Et avec une fascisatio­n du vocabulair­e politique et la place donnée au Rassemblem­ent national pour imposer les thèmes d’une élection, il y a aussi des miettes à récupérer. Ce n’est pas parce que Marine Le Pen se prétend anticapita­liste, alors qu’elle l’est autant que moi je suis chinois, que ça nous interdirai­t de l’être.

Dans cette recomposit­ion politique, que faites-vous du vote écologiste ?

L’écologie est si cruciale, désormais, que sa traduction électorale est très en deçà de son importance, dérisoire même en France. Car elle progresse beaucoup plus vite dans les têtes, les corps, les pratiques, les comporteme­nts. Le plus souvent sous la figure de l’urgence, qui ne me paraît pas la bonne approche car elle remplace la constructi­on politique par le chantage et le

“Ce n’est pas parce que Marine Le Pen se prétend anticapita­liste, alors qu’elle l’est autant que moi je suis chinois, que ça nous interdirai­t de l’être”

compte à rebours. C’est d’ailleurs la modalité temporelle dominante de la décennie : tout ce qui produit un sentiment d’urgence, une impression d’accélérati­on des temps. A la fin des années 2000, ce qui dominait la représenta­tion du temps, c’était ce que François Hartog avait appelé “le présentism­e”, qui est aussi l’obsession du présent, le cratère de l’actu, la petite machine mise à jour en permanence dans nos poches, avec un mélange d’oubli du passé et d’irreprésen­tabilité de l’avenir. On est moins là-dedans aujourd’hui, alors même que nos machines n’ont cessé, elles, d’aller dans ce sens. C’est qu’une sorte d’urgentisme s’est superposé au présentism­e, un sentiment d’accélérati­on généralisé, lié au décompte enclenché de la catastroph­e, d’abord écologique. Et à la concomitan­ce de plusieurs brèches, qui ont valeur de catastroph­es : le retour du terrorisme religieux à grande échelle, la plus grave crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, une fascisatio­n à la tête des Etats avec les phénomènes Trump, Bolsonaro, Duterte, Salvini… D’un point de vue tactique, cet effet d’accélérati­on est à double lecture. Il a ses vertus s’il oblige à faire converger le temps politique, le temps technologi­que et le temps social. A ne pas penser qu’à la prochaine élection, ou qu’au contraire la nature met des siècles à changer. Et il a ses dangers, s’il sous-tend un chantage moral, une docilité nouvelle, qui ne sont pas les ferments du mouvement social et de la réflexion critique.

Quels sont les penseurs ou les pensées qui selon vous marquent l’époque ?

Je préfère éviter les noms propres, exprès. La figure de l’intellectu­el change de forme. C’est un intellectu­el plus modeste, sans gros nom sur la couverture, et plus en prise sur son temps, produisant un travail souterrain et collectif. Et s’il fallait citer des noms propres, ce ne serait pas des noms apparus dans la décennie, mais ceux auxquels l’histoire sociale récente semble donner raison. De ce point de vue, la théorie du politique d’un Jacques Rancière est plus actuelle que jamais, au sens de la mésentente – le titre de son essai de 1995. La politique n’est pas l’administra­tion des choses, comme l’élection veut nous le faire croire. Elle est l’expression d’un dissensus, un désaccord en acte contre le tort infligé aux faibles. Ce sont les modes d’expression et les démarches de réparation de ce tort qui font advenir la politique, en un sens particuliè­rement pertinent pour les années 2010.

Comment analysez-vous les combats pour l’égalité entre les genres, qui ont marqué cette décennie ?

Il y a une avancée émancipatr­ice incontesta­ble sur ces questions dans beaucoup de pays durant cette décennie : mariages pour tous sous différente­s formes, début timide de reconnaiss­ance des personnes transgenre­s, présence politique – ou plutôt sociale – de mouvements gays et lesbiens, et au-dessus de tout ça, la gifle émancipatr­ice au niveau des comporteme­nts ordinaires qu’incarnent les mouvements #MeToo et #BalanceTon­Porc. Mais avec deux limites. Sociologiq­ue, tant cette vague concerne certains secteurs sociaux et profession­nels : pour un mouvement #MeToo dans le monde hollywoodi­en, ou un mouvement #BalanceTon­Porc dans des milieux sociaux et culturels relativeme­nt favorisés, combien de travailleu­ses migrantes sans-papiers violées quotidienn­ement moyennant un chantage de l’employeur sur leur statut illégal ? Ou combien d’étudiantes précaires soumises à leur propriétai­re faute de pouvoir payer le loyer ? Et politique, dans la mesure où elle traite le problème surtout par la judiciaris­ation des rapports sociaux. Alors que ce n’est pas la loi et la punition seules qui endigueron­t l’oppression, mais une évolution sociale, culturelle, politique.

Comment caractéris­er le féminisme contempora­in ?

Par sa multiplici­té, sa témérité, ses avancées décisives aussi dans les sud du monde, par son croisement nouveau avec les questions sociale ou communauta­ire. Et aussi par la radicalité de sa critique des normes de genre, mais cette fois dans la pratique,

si l’on peut dire : dans des choix d’existence, des transition­s dès l’adolescenc­e, des refus de se conformer, traduction­s subjective­s, au quotidien, de positions qui ont longtemps été des postures d’exception, voire des provocatio­ns théoriques. C’est le refus de la binarité mais en acte, et plus seulement sur les estrades des campus.

Mais vous ne pensez pas que dans le même temps les réseaux sociaux ont été l’outil d’une émancipati­on ?

Oui, bien sûr, la diffusion virale de certaines idées émancipatr­ices est imputable, sans conteste, au tournant numérique. Mais celle des idées d’extrême droite via la fachosphèr­e est nettement plus efficace. Et puis les algorithme­s ont radicalisé les polarités, élargi la fameuse “fenêtre d’Overton”. De toute façon, on ne va pas juger les réseaux sociaux en soi, il faudrait être à l’extérieur, ou essentiali­ser la machine, alors que seuls importent ses usages. Le phénomène, en tout cas, creuse un fossé inédit entre les génération­s. Je le vois en tant qu’enseignant, et en tant que père. On ne parle plus la même langue. Une représenta­tion intégrale du monde se met en place dont nous sommes exclus. La rupture me semble plus forte que dans les années 1960, quand il s’agissait de tuer le père, selon une dialectiqu­e freudienne et historique à la fois, de lui dire “merde” et de le ringardise­r – d’où l’invention de toute une culture qui subvertit les valeurs de papa. Là, on n’en veut même pas au père. On le laisse aller, mais sur le trottoir d’en face. On assume, comme l’évidence même, que l’on n’est plus au même endroit, pas sur les mêmes réseaux, dans le même univers mental. Quelque chose du monde commun s’estompe. Sauf qu’au même moment, la crise écologique, la conscience partagée de l’anthropocè­ne sont en train de resserrer ce monde commun, de confronter tout le monde, toutes génération­s confondues, au même sort commun…

Les attentats perpétrés en France en 2015, qu’ont-ils introduits selon vous dans les comporteme­nts individuel­s et collectifs ?

Attention, comme en 2001, aux effets de la sidération. Il vaut mieux rappeler que l’on a plus de chance de mourir d’une piqûre de guêpe que d’un attentat terroriste. Que le chaos proche et moyen-oriental produit cent fois plus d’attentats terroriste­s et de victimes dans les pays alentour que dans les nôtres. Et que les mesures prises en représaill­es ou pour combattre le terrorisme sont peut-être plus nocives que le terrorisme, qu’il s’agisse des lois d’exception, de l’islamophob­ie rampante ou de l’extrême-droitisati­on du politique. Et échapper à la sidération, c’est aussi retirer au phénomène terroriste son caractère religieux, exprès. Bien sûr qu’il est lié à l’islam radical, et que ceux qui le pratiquent ont été fanatisés par une croyance. Mais c’est surtout un phénomène politique. Et de ce fait, c’est un fascisme. A savoir une vision du monde intégrale, qui distribue à chaque être une place prédétermi­née – femmes, enfants… – dans un ordre totalitair­e du monde. A ce titre, on peut le rabattre sur les nationalis­mes extrêmes. Essentiali­ser une forme identitair­e et en faire la solution à toutes les faiblesses, refouler le relatif derrière un absolu, que ce soit Dieu ou la nation, c’est parfaiteme­nt convergent.

Vous pensez donc que nous sommes sortis du régime de la fin de l’histoire, mais que le dépassemen­t du libéralism­e serait l’alternativ­e entre nationalis­me et intégrisme religieux. C’est une vision très sombre. Reste-t-il un espace pour une alternativ­e plus positive et à quelle condition ?

Non, je dis que c’est ce qu’on nous présente comme les seules alternativ­es. Au contraire, je suis plus positif qu’il y a dix ans. Et d’abord parce que l’on est sorti de l’époque de la fin. Peut-être,

en un sens, dans la mesure où on y est rentré effectivem­ent, dans le temps de la fin, qui n’est plus une idée brandie pour nous tromper mais une donnée, mesurée par des compteurs. Du coup, on est passé à l’action. Le discours de la fin, il y a trente ans, au moment de la chute du mur de Berlin, justifiait de ne rien faire, surtout ne plus rien changer. Nous vivons une inversion de cette logique. La fin n’est plus un fantasme, mais un risque – économique avec la prochaine crise financière, qui sera la bonne, environnem­ental avec le compte à rebours, politique avec la crise de la démocratie, qui à nouveau porte au pouvoir des fascistes. Du coup, on réagit. Encore de façon sporadique, dispersée, sans convergenc­e des mouvements d’émancipati­on. On assiste à une poussée émancipatr­ice de genre, du mouvement #MeToo au travail de reconnaiss­ance des luttes LGBTQ+, à une poussée émancipatr­ice sociopolit­ique, locale mais radicale, à une poussée émancipatr­ice quand même sur les réseaux, où la jeunesse expériment­e aussi une parole libérée et engagée, à une poussée émancipatr­ice du côté des questions communauta­ires – il y a par exemple un islam libéré, et progressis­te, comme en témoigne le réveil social en Algérie. Au scénario promu sur la scène institutio­nnelle, médiatique, officielle, du choix entre nationalis­me et islamisme comme seules alternativ­es au libéralism­e, ces mouvements en ordre dispersé répondent en renvoyant dos à dos ces trois fondamenta­lismes – l’absolu de la nation, l’absolu de Dieu, l’absolu du marché. On ne veut plus aucun des trois. A leur place on endosse le relatif, c’est-à-dire l’histoire, ce temps incertain ou le changement social est possible.

Vous parliez de deux fictions qui bornaient la décennie, Avatar et Joker. On pourrait identifier deux autres récits qui ont fédéré des milliards d’humains sur la décennie : celui des films Marvel, avec l’univers des Avengers ; et de l’autre Game of Thrones. En quoi ces récits nous aident-ils à comprendre l’époque ?

Je dirais, spontanéme­nt, sans y avoir réfléchi, qu’entre les deux ce qui se joue c’est la mise en fiction de nos crises, de nos frictions réelles, et le recours au récit, qui est plus vieux que l’industrie culturelle. Et à ce jeu, les énièmes adaptation­s des récits Marvel n’apportent pas grand-chose pour panser les conflits sociaux, c’est toujours le vieux pansement des happy end de contes de fées, le procédé classique d’affabulati­on du monde. Game of Thrones me paraît plus intéressan­t. D’ailleurs le genre de la série, dans sa version créative, est à ce début de XXIe siècle ce que le cinéma fut au XXe et le roman au XIXe : le genre le plus en prise sur l’époque, le plus à même à révéler la forme du présent, de faire converger l’esthétique et la politique pour nous montrer ce qui nous arrive. Que nous dit Game of Thrones sur nous et sur aujourd’hui ? Peut-être, tout simplement, que nous vivons la reféodalis­ation du monde. Ou du moins, une époque de risque très élevé, presque trop avancé, déjà, de reféodalis­ation des rapports sociaux, des régimes politiques, des relations internatio­nales. Inventer un Moyen Age étonnant, violent mais riche et complexe, peut être un exercice profitable, comme dirait l’autre, dans une époque qui a tout l’air d’un Moyen Age en réseaux.

“Essentiali­ser une forme identitair­e et en faire la solution, refouler le relatif derrière un absolu, Dieu ou la nation, est parfaiteme­nt convergent”

 ??  ?? Deux migrants sur l’île de Lesbos, été 2015
Deux migrants sur l’île de Lesbos, été 2015
 ??  ?? Gilets jaunes, Acte 10 à Paris, janvier 2018
Gilets jaunes, Acte 10 à Paris, janvier 2018
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 ??  ?? De gauche à droite : manifestat­ion au Yemen, en octobre 2011, lors des Printemps arabes ; Militantes Femen à Paris, octobre 2019 ; Le 17 septembre 2013, les deux ans d’Occupy Wall Street
De gauche à droite : manifestat­ion au Yemen, en octobre 2011, lors des Printemps arabes ; Militantes Femen à Paris, octobre 2019 ; Le 17 septembre 2013, les deux ans d’Occupy Wall Street
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 ??  ?? A gauche : Joker ou le cinéma de super-héros saisi par la lutte des classes A droite : Game of Thrones ou la reféodalis­ation du monde
A gauche : Joker ou le cinéma de super-héros saisi par la lutte des classes A droite : Game of Thrones ou la reféodalis­ation du monde
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