Les Inrockuptibles

Mia Hansen-Løve, cinéaste

Ses personnage­s résilients, et finement brossés, caractéris­ent la filmograph­ie de la cinéaste française. Son cinquième long métrage, L’Avenir, a remporté l’Ours d’argent du meilleur réalisateu­r en 2016. Une artiste inestimabl­e.

- Propos recueillis par Jean-Marc Lalanne

Qu’ont représenté les années 2010 dans ta pratique de cinéaste ? Quelles en ont été les étapes les plus marquantes ?

Ces dix années sont marquées pour moi par un effort constant pour demeurer fidèle à mes idéaux et pour résister de façon aussi stimulante que possible aux sirènes de l’industrie. M’accrocher à l’idée que je me fais de mon métier, idée au coeur de laquelle je place une exigence de liberté. Elle s’exerce dans le choix des sujets, des acteurs, dans la façon de penser les films. Une liberté toujours plus menacée et qu’il faut sans cesse réaffirmer.

Autrement, s’il y a un point de bascule dans ma pratique de cinéaste, c’est la naissance de ma fille, en 2009. Elle a transformé mon rapport à l’écriture. Avant, le temps que je peux consacrer à un film est illimité ; après, je ne peux plus passer de la même manière mes weekends enfermée dans un bureau, ce qui est

la seule façon dont j’envisage l’écriture depuis le début. Je refuse de voir le cinéma comme une profession, avec des horaires, des limites bien définies… Comment continuer à écrire et à faire des films sans renoncer à ce qui me définit, au temps qu’il me faut pour l’exprimer ? Est-il encore possible de plonger dans les doutes, de se perdre, de rêver ? Peut-on vivre pleinement sa vie de mère sans sacrifier sa vocation, ni abandonner la part d’aventure que comporte le cinéma, avec les risques que cela implique ? La question n’est pas nouvelle, beaucoup y sont confrontée­s. Depuis 2009, j’ai continué à avancer avec une certaine déterminat­ion, je crois. Cela n’a pas été sans tensions, sans difficulté­s intimes, sans une lutte intérieure parfois plus âpre que le combat propre au cinéma d’auteur.

Dans la société, dans le monde, dans la culture, que retiens-tu de significat­if dans cette décennie ?

Si je m’efforce de trouver quelque chose de “positif” à quoi me raccrocher, c’est la prise de conscience collective vis-à-vis de l’écologie et la révolution féministe qui me viennent en premier à l’esprit. Elles me touchent de près car ce sont des domaines dans lesquels j’ai l’impression de ne pas être seulement réduite à mon statut de spectatric­e accablée.

Pour ce qui est de l’écologie, je trouve réconforta­nt de pouvoir transforme­r peu à peu de façon très concrète sa façon de consommer, de vivre, aussi dérisoire cela soit-il face à l’ampleur du désastre. La figure de Greta Thunberg, sa colère, son courage et le sursaut qu’elle incarne sont porteurs d’un immense espoir.

Concernant la deuxième, et brûlante, question… C’est un mouvement nécessaire, même si mon attachemen­t à la nuance m’empêche de m’impliquer publiqueme­nt. S’il est pour moi une manière d’y contribuer, ce ne peut être qu’à travers mes films. J’ai toujours cru à une esthétique du féminin, à l’opposé des canons virils qui déterminen­t une grande partie de la production mondiale contempora­ine, comme une résistance à une forme de bêtise. Par esthétique du féminin, je pense autant à Rohmer, à Nanni Moretti, qu’à Kelly Reichardt, les femmes n’ont pas le monopole du féminin L’exclusion de la violence dans mes films en fait partie. Je suis convaincue qu’on peut évoquer la violence du monde sans la nourrir par sa reproducti­on complaisan­te. Les cinéastes, et tous ceux qui pensent les images, ont à mon sens une grande responsabi­lité à cet endroit. Trop souvent, le cinéma jouit de la violence qu’il prétend dénoncer.

Comment vois-tu la décennie qui commence bientôt ? Qu’est-ce que tu espères ou qu’est-ce que tu redoutes ?

Une autre réflexion, presque contradict­oire avec la précédente, ne cesse de me travailler : la question du risque, pour le cinéma d’auteur, d’être réduit à sa fonction “vertueuse”. Le label “éminemment politique” qui est devenu, pour le cinéma d’auteur, la panacée, pourrait bien finir par nous étouffer. Que l’art puisse encore être subversif – mais avec intériorit­é, avec vérité, avec grâce : voilà mon rêve, en somme, pour la décennie qui vient !

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En 2016

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