Les Inrockuptibles

Edouard Louis, écrivain

Il est apparu de façon fracassant­e en 2014 avec En finir avec Eddy Bellegueul­e, et a continué à nous passionner avec Histoire de la violence et Qui a tué mon père.

- Propos recueillis par Nelly Kapriélian

En quoi les années 2010 t’ont-elles changé ?

Les années 2010 sont pour moi les années de ma vingtaine, donc celles où j’ai appris beaucoup de choses, je pense (j’espère). J’ai publié mes premiers livres, j’ai lu pour la première fois Toni Morrison, Anne Carson, Claudia Rankine, Didier Eribon, Primo Levi, Tash Aw, Imre Kertész, Jean-Luc Lagarce, les auteur.e.s qui m’ont marqué. Je suis tombé amoureux pour la première fois, j’ai pu vivre ma sexualité gay que j’avais réprimée et cachée pendant toute mon enfance, j’ai voyagé pour la première fois, je me suis créé une nouvelle famille, constituée d’ami.e.s, à Paris. Peut-être que j’ai appris la déception aussi. Quand vous êtes enfant, et que vous êtes malheureux, vous vous dites toujours, au fond, qu’il doit exister d’autres endroits dans le monde, plus accueillan­ts, plus libres. Quand vous devenez adulte, vous comprenez que dans n’importe quel pays, n’importe quelle classe, n’importe quel sous-espace, il existe des logiques de racisme, d’exclusion, de violence, de domination, de bêtise. J’ai appris ça aussi. Parfois, je suis désespéré.

Que retiens-tu des années 2010 ?

Il y a eu l’émergence de la figure d’Assa Traoré et du comité Adama, qui est aujourd’hui le groupe politique en France le plus puissant et le plus radical qui lutte contre les violences policières et le racisme d’Etat. En France, les personnes noires et arabes sont l’objet d’une violence permanente, de contrôles, d’arrestatio­ns, d’insultes dans l’espace public et médiatique (on l’a vu encore récemment avec le déchaîneme­nt – je n’appelle pas ça un débat – contre les femmes voilées). En France, une dizaine de Noirs et d’Arabes sont tués chaque année par la police, des gens comme Zyed et Bouna, ou Adama Traoré. Assa Traoré a forcé les gens à regarder cette

violence en face. Il y a eu aussi dans les années 2010 le mouvement des Gilets jaunes ; pour la première fois, une partie des classes populaires qui n’avaient jamais accès à l’espace public et à la parole a été visible, ils se sont exprimés. Le comité Adama comme les Gilets jaunes ont fait apparaître du réel, de la réalité, et c’est une chose rare.

Comment envisages-tu les années 2010 ?

J’espère l’arrivée de la gauche au pouvoir. Pour ça, il faudra sans doute des alliances, que certains groupes politiques acceptent de dépasser leurs seuls intérêts. (Je sais ce que les alliances comportent de compromis, mais il y a parfois dans certaines fractions de la bourgeoisi­e culturelle, une idée de la pureté, “on ne doit s’allier avec personne, ce n’est pas assez radical, etc.” ; ceux et celles qui disent ça sont souvent des privilégié­es pour qui la politique de droite ne change pas grand-chose dans leur quotidien, puisqu’ils sont protégés par leurs privilèges : à partir de ce moment-là, il est facile de jouer la pureté politique et la radicalité absolue, en faisant échouer tout programme de gauche sous le prétexte qu’il n’est pas assez radical. Peut-être que la vraie radicalité, c’est de se dire : comment peut-on se saisir des outils de la politique pour réduire le plus possible la violence ? Je me demande ce que Poutou, Mélenchon, Hamon et la fraction à gauche des Verts pourraient faire ensemble.) Sur un plan moins grave, j’espère pour cette prochaine décennie de nouveaux textes de Svetlana Alexievitc­h ou Elfriede Jelinek. J’ai hâte aussi de voir ce que vont faire les éditions de l’Arche, qui à mon avis représente­nt aujourd’hui un des lieux de l’avant-garde en littératur­e.

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En 2018

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