Les Inrockuptibles

Paul B. Preciado, philosophe

Aujourd’hui dans la “fiction d’une masculinit­é”, le philosophe appelle à un changement radical de nos modes de représenta­tion.

- Propos recueillis par Marie Kirschen

En quoi les années 2010 vous ont-elles changées ?

J’ai eu 40 ans en 2010 ; c’était donc la décennie de ma quarantain­e. Pendant ces années, j’ai beaucoup travaillé dans des espaces institutio­nnels, dans des musées, un peu partout dans le monde. Je suis parti vivre à Athènes pour travailler sur l’exposition d’art contempora­in Documenta 14 et ça a transformé ma manière de regarder l’Europe. On a beaucoup parlé de “crise économique”, de “crise migratoire”. C’est, en réalité, une très importante crise démocratiq­ue et une crise du capitalism­e mondiale. J’ai vécu cela en Grèce, qui était un lieu où, sismiqueme­nt, on pouvait encore plus ressentir ces secousses. Et puis, cette décennie, c’est aussi, bien sûr, celle de ma transition. J’ai commencé à prendre de la testostéro­ne en 2004 mais, pendant plusieurs années, j’ai pris une dose “seuil” qui permet d’être dans un état gender fluid. J’ai décidé d’aller jusqu’au bout et j’ai changé de dose en 2013. Je suis parti aux Etats-Unis et j’ai fait ça dans une clinique

queer. J’étais prof à New York ; c’était une situation de rêve, j’avais toutes les conditions pour le faire. Fin 2014, j’ai déménagé en Grèce et me suis retrouvé dans la peau d’un homme, dans la fiction d’une masculinit­é. Là, la question a été d’apprendre à jongler dans une société patriarcal­e extrêmemen­t misogyne et homophobe dans laquelle j’étais tout d’un coup dans une position de masculinit­é. Comment négocier ça ? Tu passes ta journée à dire : “Oui, je suis un homme, mais ce n’est pas exactement ce que vous croyez.” C’est tout un apprentiss­age, et ce processus n’est pas totalement fini pour moi.

Que retenez-vous des années 2010 ?

Je pense que nous sommes dans un moment de prise de conscience du collapse de la civilisati­on patriarcal­e, capitalist­e, coloniale. On parle du collapse écologique, du changement climatique – et c’est vrai. Mais on est, aussi, arrivé à un collapse politique de la démocratie telle qu’on l’a définie jusqu’à maintenant, et aussi des rapports de pouvoir et d’oppression. Cette prise de conscience ne s’est pas faite uniquement dans les années 2010 mais cela se cristallis­e maintenant. Par exemple, MeToo : ce n’est pas la première fois que des femmes parlent, mais c’est la première fois que l’on est capable de les écouter. Par rapport à la planète, dans les années 1950, il y a beaucoup de philosophe­s qui ont dit : “Attention à ce régime économique, cette accumulati­on de richesse et d’exploitati­on énergétiqu­e ne pourra pas être viable à long terme.” Mais tout le monde s’en foutait. Aujourd’hui, on est dans un moment très semblable à celui de la révolution copernicie­nne, dans un changement total des régimes de représenta­tion de l’univers.

Comment envisagez-vous.

On va voir ce que l’on va faire avec cette prise de conscience. La décennie qui commence va être absolument cruciale. Les questions qui se sont posées pendant la décennie qui vient de s’écouler – les néonationa­lismes, la frontière, la redéfiniti­on biopolitiq­ue des Etats-nations, etc. – vont se poser de manière encore plus violente. On ne pourra qu’être dans une situation encore plus conflictue­lle. Il y a donc deux possibilit­és. Soit il y a une prise de conscience profonde et un changement intégral, avec un processus de transition véritable, aussi bien politique qu’énergétiqu­e, sexuel, etc. Soit on va se retrouver dans des situations extrêmemen­t difficiles et ce sera le collapse. Je pense que c’est la réalité. Je ne suis pas en train de parler de l’apocalypse, cela va bien au-delà de l’écologie. Je pense qu’il ne faut pas séparer l’écologie de la politique, de la reproducti­on de la vie, ou des questions de racisme, de l’histoire du patriarcat… On gagne à regarder cela d’une manière intégrale. Jusqu’à présent, tous les philosophe­s, communiste­s comme libéraux, étaient obsédés par la “production”. Mais, la question, ce n’est pas la production, c’est la reproducti­on : c’est la manière dont on va reproduire la vie et prendre soin de la vie. C’est pour ça que, pour moi, les questions de la sexualité, du genre et des corps sont tellement importante­s. Soit nous changeons de paradigme de représenta­tions et nous rentrons dans une nouvelle redistribu­tion des valeurs, soit ce sera le collapse.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France