Les Inrockuptibles

Julien Gosselin, metteur en scène

- Propos recueillis par Fabienne Arvers

Révélé au Festival d’Avignon en 2013 avec Les Particules élémentair­es de Michel Houellebec­q, Julien Gosselin s’est depuis emparé des romans-fleuves de Bolaño (2666) et de la trilogie de Don DeLillo.

Qu’est-ce qui t’a le plus marqué dans ta vie et dans ta pratique d’homme de théâtre au cours des années 2010 ? Comment les as-tu vécues ?

J’ai créé mon premier spectacle en 2010. Difficile pour moi de comparer cette décennie à la précédente du point de vue de ma pratique. Mais j’ai l’impression que l’on mesure assez mal la grande transforma­tion qu’a connu le théâtre depuis dix ans. Pour donner un exemple clair, j’ai démarré la mise en scène dans un monde où l’on a parlé de pluridisci­plinarité. Puis de transdisci­plinarité. On n’emploie plus ces mots. Tant mieux. Il y a dix ans, les gens se questionna­ient encore sur l’intérêt de faire parler les danseurs, de faire danser les acteurs, d’utiliser la vidéo. C’était des querelles à Avignon, et pourtant Jan Fabre et Jérôme Bel avaient déjà produit beaucoup de spectacles… Bon, il y a encore des enquêtes dans les pages culturelle­s des journaux sur la vidéo au théâtre… On n’est pas au bout. Mais disons que je suis arrivé dans un monde théâtral encore très incertain sur ces mélanges. Ce qui est amusant, c’est que tout ça, la musique, la vidéo, les micros, sont devenus des armes du théâtre pauvre. C’est ce qu’utilise Milo Rau. Même dans les petits théâtres privés, ils montent des boulevards avec des décors réalistes projetés en vidéo. Voilà, je crois, un résumé de la transforma­tion esthétique de ces dix ans. Des outils technologi­ques, des mélanges – le théâtre est par essence un art impur, non ? – compris par la vieille garde comme des sophistica­tions bling-bling, mais qui sont

les véritables armes du théâtre pauvre. Je dois aussi dire que le théâtre a repris une place dans le questionne­ment sur les institutio­ns : il y a dix ans, les jeunes metteurs en scène n’existaient pas, les femmes étaient très peu aux postes de direction ou repérées en tant que metteuses en scène, les minorités étaient très peu représenté­es. On est très loin d’être au bout, mais les choses ont bougé. Maintenant, le rapport à l’écologie nous questionne tous. On se demande comment tourner, construire nos décors. Et ça questionne aussi évidemment notre rapport de création. Il y a peu de temps, on jouait aux Etats-Unis, et un spectateur m’a parlé du spectacle en termes de représenta­tion sociale : pourquoi cet acteur blanc, pourquoi joue-t-il un trader, à qui

“Il y a dix ans, les jeunes metteurs en scène n’existaient pas et les femmes étaient très peu repérées en tant que metteuses en scène”

s’adresse-t-on ? J’ai la sensation que les années à venir vont être celles d’un exercice d’équilibre pour les gens qui défendent un théâtre de création : continuer à proposer des formes problémati­ques, non pédagogiqu­es, brutales, un rapport esthétique à notre art, et dans le même temps, être à l’intérieur du monde. Se battre, violemment, pour que les choses continuent de changer. Il s’agit d’un exercice d’équilibris­te mais c’est, me semble-t-il, le cadre dans lequel nous allons chercher dans la décennie qui vient.

Quelle transforma­tion du monde, quel événement social, politique, culturel, t’as le plus marqué durant cette décennie ?

La crise écologique. Parce que je me rends compte chaque jour que ça altère ma force de travail. Je veux dire que ça fait un moment, plusieurs décennies, que les artistes ont oublié qu’ils ne laisseraie­nt rien. Que le monde humain touchait à sa fin. Et je dois dire que je fais des spectacles comme un écrivain écrit des livres. J’ai un rapport à la postérité absurde, puisque l’on sait qu’il ne reste rien des metteurs en scène, nonobstant quelques captations irregardab­les. C’est idiot mais cela m’aide, pour créer chaque jour, d’imaginer que mes spectacles resteront. C’est pour ça que j’en fais assez peu et qu’ils sont trop longs. Depuis quelques années, c’est devenu un vrai poids pour moi. Chaque jour, je me dis : à quoi bon ? J’ai un rapport nostalgiqu­e aux choses, je me fais des souvenirs du présent à chaque seconde, et je voudrais que mes spectacles soient vus comme des objets déterrés du fond des âges. Donc l’écologie, c’est une angoisse terrible.

Qu’attends-tu, qu’espères-tu, comment envisages-tu la décennie qui vient ?

Je suis assez enthousias­te. Je me réjouis de savoir que Creuzevaul­t, Macaigne, Guiela ou moi allons devenir des vieux metteurs en scène. J’ai hâte d’être ringard, sans doute le suis-je déjà. Je vais m’installer sur le port, à Calais. Au milieu des grues et des bateaux. Je crois que le théâtre, encore une fois, va survivre. Je pense même qu’il va prendre un peu plus de place dans la vie des gens. Pour une seule raison : parce qu’il est plus intéressan­t que beaucoup d’autres arts aujourd’hui. Parce qu’il est encore indépendan­t dans notre pays des logiques libérales, et que des cinéastes, musiciens, plasticien­s même parfois, sont ébahis de constater que c’est au théâtre que nous sommes les plus libres, les plus radicaux et sans doute les plus contempora­ins.

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En 2018

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