Les Inrockuptibles

LIBERTÉ, ÉGALITÉ FLUIDITÉ

- TEXTE Alice Pfeiffer

“JE FAIS TOUJOURS DES FAUTES DANS LE MOT GÉNIE. QUELLE IRONIE !”, tweete Kanye West. Nous sommes en 2010 et le chanteur a instinctiv­ement capté l’importance de se mettre en scène sur les réseaux sociaux. Une attitude qui va rapidement gagner toute une génération. Comment s’en étonner ? Cette même année, l’option selfie sur l’iPhone 4 est dévoilée, Instagram voit le jour et Mark Zuckerberg est la Person of the Year pour le Time. Soudain, le monde entier partage les mêmes images lissées et filtrées d’un quotidien “curaté” pour sa retranscri­ption en ligne. Les défilés de mode sont même conclus par un Instagram Moment, composé pour le format carré du cliché. Au lendemain de la crise financière de 2008, à défaut de gagner de l’argent, on amasse du like et des followers comme une monnaie impalpable. L’attention 3.0 devient un capital immatériel novateur, qui semble garantir à chacun de sortir de l’anonymat – une promesse appuyée par la montée en puissance des influenceu­rs, sortes de blogueurs nouvelle génération à la gloire démocratiq­ue. Cette fluidité – entre les statuts, les discours, le privé et le public, l’IRL et sa continuité en ligne – est l’essence des années 2010.

Cette liquidité est également centrale dans la pensée queer, qui prend de l’ampleur dès le début de la décennie. Après l’arrivée des études de genre à Sciences-Po en 2010, le mariage pour tous en 2013, les succès de Christine And The Queens et de Stromae, la mode, éponge de son temps, se jette la tête la première dans les questions de genre et les débats LGBTQ+. Voilà que sont propulsés des mannequins agenres, des marques de vêtements gender neutral… mais aussi, paradoxale­ment un pinkwashin­g qui sévit sur tout le marché, récupère sans fond ou réel engagement, et se contente de produire des baskets, sandwichs, stylos-bille aux couleurs du drapeau arc-en-ciel.

Cette proximité quelque peu ambiguë entre consuméris­me et engagement ne fait que grandir, et s’étend rapidement aux questions féministes, soudain devenues hype. En 2016, lors d’un défilé Dior, on aperçoit un T-shirt avec les mots “We should all be feminists”, une citation du livre afrofémini­ste éponyme de l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, qui assiste à l’événement. Désormais, l’acoquinage entre capitalism­e et militantis­me semble ne plus être un tabou comme auparavant : on peut aussi penser à Colin Kaepernick, le sportif ouvertemen­t anti-Trump, devenu égérie Nike ou à l’artiste féministe Arvida Byström qui apparaît dans une campagne Adidas les jambes non épilées, une attitude dite body positive. Mise en lumière d’une cause ou récupérati­on ?

Cette fluidité qui questionne la matrice, on la remarque dans tous les domaines de la vie. En cuisine, notamment grâce au guide du Fooding qui répertorie grandes tables et adresses de niche sans faire de différenci­ation entre elles. On y découvre des chefs, qui mêlent plats populaires, expériment­ation et savoir-faire ultra-raffiné. La cheffe Céline Pham cuisine aussi bien le kebab que le homard et Alix Lacloche, franco-américaine, relit la street food d’un oeil qui donne ses lettres de noblesse aux plats habituelle­ment snobés.

Côté design, on remarque une sorte d’arte povera aux lignes brutaliste­s, le tout avec des pratiques artisanale­s et eco-friendly : on peut penser au bois industriel utilisé pour la plus délicate des marqueteri­es par l’artiste

Pierre Fischer, aux parpaings en céramique de l’architecte Camille Ayme, ou encore aux monolithes en béton texturé par la designer Sophie Dries.

Cet engouement pour des codes populaires devient tout particuliè­rement viral dans la mode. Voilà que le streetwear et des références (attention, gros guillemets) dites “cailleras” se retrouvent sur les plus intouchabl­es des podiums : la collaborat­ion Louis Vuitton et Supreme (autre énorme tendance de l’époque : viser une nouvelle cible sans compromett­re son public premier), Dior Homme, Gosha Rubchinski­y ou Vetements imaginent des ensemble survêt-casquette-Reqins-sacoche, inspirés par les contrefaço­ns de luxe au tournant des années 2000.

Mais que penser d’une culture ou l’élite recycle des codes dont elle ne connaît rien ? Mépris de classe ou déconstruc­tion du beau aristocrat­ique ? La fluidité peut unir ou, au contraire, polariser. Only time will tell...

Qu’il s’agisse de genre ou de codes sociaux, la mode, le design et la cuisine ont mis l’accent sur les échanges et la transversa­lité.

Cette proximité quelque peu ambiguë entre consuméris­me et engagement ne fait que grandir, et s’étend rapidement aux questions féministes, soudain devenues hype

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Arvida Byström et ses jambes non épilées dans la campagne publicitai­re Adidas Superstar, en 2017

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