Les Inrockuptibles

ESSAIS LE JEU COLLECTIF

La décennie 2010 marque la disparitio­n progressiv­e de la pensée individuel­le au profit d’une sphère intellectu­elle collective, plus ou moins anonyme, apparue dans les marges de la contre-culture.

- Mathieu Dejean

ON DISAIT QUE LA SPHÈRE INTELLECTU­ELLE ÉTAIT UN ASTRE MORT. La décennie qui vient de s’écouler a prouvé qu’elle est en fait une constellat­ion bien vivante. Se poser la question des idées des années 2010 amène à chercher la source de la critique radicale d’un système néolibéral toujours dominant, mais qui tourne à vide. Convenons-en d’emblée : elle ne coule pas sur les plateaux des grands médias audiovisue­ls et s’est même assez largement tarie dans la presse écrite. C’est dans les marges de la contre-culture qu’elle s’est reconstrui­te de manière diffuse, éclatée, sans que l’on puisse nécessaire­ment en isoler de nouveaux “guides spirituels” pour prendre la relève des aînés – Jacques Rancière, Alain Badiou, Michelle Perrot ou Luc Boltanski.

La parution en 2014 de Constellat­ions – Trajectoir­es révolution­naires du jeune 21e siècle – le livre de chevet de tous les “profession­nels du désordre” – est symbolique à plus d’un titre. Signé d’un collectif anonyme (Mauvaise Troupe), il signale la mise en retrait progressiv­e de l’autorité du penseur individuel, et le retour à l’expérience de terrain immersive, préférée aux envolées lyriques. La collection d’enquêtes ethnograph­iques L’Envers des faits, aux éditions La Découverte, accompagne ce geste.

C’est une tendance des années 2010 : l’intellectu­el est désormais souvent (pas toujours bien sûr) collectif et relativeme­nt anonyme – le Comité invisible a frappé deux fois ces années-là ( A nos amis, en 2014 et Maintenant, en 2017). Sur les réseaux sociaux et sur internet, des chercheurs de talent exercent ainsi leurs idées sous des noms nébuleux, comme le compte Twitter @Gjpvernant (Groupe J.-P. Vernant) ou le site Fragments sur les temps présents (#FTP). Libraires et éditeurs tissent avec eux des réseaux de lutte qui n’oublient pas de lier théorie et pratique, en dignes continuate­urs de François Maspero, un des grands disparus de la décennie (en 2015).

Sur les réseaux sociaux et sur internet, des chercheurs de talent exercent ainsi leurs idées sous des noms nébuleux

La figure de l’intellectu­el, sur laquelle pèse encore le modèle de Pierre Bourdieu haranguant les grévistes, n’a pas disparu pour autant. Elle resurgit même parfois, comme un fantôme, à l’occasion d’événements politiques circonscri­ts dans le temps et dans leur ampleur, mais qui comptent néanmoins. Le 31 mars 2016, premier jour de Nuit debout, Frédéric Lordon se présente sur une scène improvisée, place de la République, “poussé au cul” par les organisate­urs, dira-t-il. Ses premiers mots ? “Les mouvements collectifs comme ceux qui sont en train de naître aujourd’hui n’ont pas besoin de prises de parole solennelle­s et encore moins personnell­es”. Son discours, acclamé, reste dans les mémoires. La constellat­ion n’est pas bavarde, mais elle est laborieuse.

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