Les Inrockuptibles

SÉRIES SORTIR DU CADRE

Si le volume de séries rognant notre temps de sommeil a explosé, c’est au bénéfice d’oeuvres mettant en scène des hommes tourmentés et femmes puissantes au sein de narrations de moins en moins binaires.

- TEXTE Olivier Joyard

EN MATIÈRE DE TÉLÉVISION, L’INDUSTRIE DÉCIDE SOUVENT DES TENDANCES À LA PLACE DES ARTISTES, et accessoire­ment, de celles et ceux qui les chérissent. En dix ans, les cernes ont pris le pouvoir sur nos visages, perfides alliés de nuits tronquées par les masses d’épisodes offertes à notre désir de fiction. Pour un peu, on parlerait d’une nouvelle monnaie : le temps de sommeil disponible. Les chiffres parlent tout seuls. Des usines d’Hollywood sortaient un peu plus de deux cents séries par an à la fin des années 2000 et c’était déjà beaucoup. Aujourd’hui, nous en sommes à peu près au triple, sans compter l’internatio­nalisation radicale en cours, d’Israël à l’Inde, bientôt. La première et la plus grande révolution des années 2010 aura donc été celle du volume. La course à l’armement sériel était déjà prégnante depuis l’arrivée des chaînes du câble dans les années 1990-2000, mais le débarqueme­nt de Netflix en 2013 a ouvert l’ère du streaming, même si House of Cards, son étendard d’alors, n’a en rien marqué l’histoire formelle du genre. Alors que Apple et Disney – après Amazon – se joignent ces mois-ci à la bataille avec quelques milliards de dollars à dépenser, tout porte à croire qu’un changement de paradigme a eu lieu.

Le plus tentant serait d’affirmer que le paradoxe de ces années ultradorée­s aura été de ne pas produire de chefs-d’oeuvre comme la décennie précédente – The Wire, Les Soprano, nos amours. C’est faux. Une certaine façon de faire des chefs-d’oeuvre a néanmoins disparu. Il y a dix ans, Don Draper, le beau gosse fatigué de Mad Men, était encore debout ; Walter White, de Breaking Bad, avançait dans la vie en improbable néo-Parrain. La décennie les a enterrés en beauté, ces “hommes tourmentés” (pour reprendre le titre du livre du journalist­e américain Brett Martin consacré aux grands anti-héros masculins contempora­ins, paru en 2013), désormais relégués au statut de reliques. Dès 2012, Girls sonnait à Brooklyn la charge d’un monde créatif enfin ouvert pleinement

au féminin, avec son héroïne incarnée par la créatrice Lena Dunham, Hannah, toute entière tendue vers l’affirmatio­n de son corps, de ses histoires, de ses visions, quand bien même cela impliquait, dans un magnifique épisode de la dernière saison, de montrer sans érotisme particulie­r son sexe touffu prenant le soleil, exactement.

Cyniquemen­t peut-être, les séries ont toujours accueilli des personnage­s féminins puissants, l’industrie s’adressant historique­ment aux “femmes au foyer”. Mais les années 2010 ont vu tout autre chose émerger : un art féministe écrit, joué, mis en scène par une génération soudain autorisée à s’exprimer. Il y a eu Jill Soloway (désormais non binaire) à la tête de Transparen­t, une comédie familiale qui raconte le coming out trans d’une septuagéna­ire, puis de

I Love Dick, sommet de fantaisie militante, plaidoyer pour des sexualités circulaire­s et réellement jouissives. Tout cela

– et aussi Big Little Lies, Handmaid’s Tale, notamment – avant que la queen Phoebe Waller-Bridge ne mette tout le monde d’accord grâce aux deux saisons quasiment parfaites de Fleabag, l’odyssée drôle/suffocante d’une trentenair­e accablée par le deuil, cherchant un chemin intime de réconcilia­tion avec le monde.

Qui n’aurait pas ce problème ? Tous les Game of Thrones de la Terre ne valent pas les douze épisodes imaginés par cette Anglaise devenue l’icône d’une époque où les séries dominent le champ culturel.

Mais pour combien de temps, au fait ? Les grandes réussites du classicism­e comme The Americans ont été trop rares. La profusion n’a pas rendu le niveau moyen meilleur. Elle a pourtant permis l’éclosion de voix autrefois tues et la naissance d’expérience­s inédites, tordant le champ de ce que l’on est en droit d’appeler des séries. Avec ses incessante­s boucles temporelle­s, This Is Us a compris qu’un grand récit populaire devait désormais viser l’extrême sophistica­tion. Toutes deux apparues durant la deuxième partie de la décennie, Atlanta de Donald Glover et Twin Peaks: The Return de David Lynch ont explosé les cadres narratifs admis pour imaginer une onde de récits vaporeux et hantés. En poussant le médium à bout, comme le fait aussi aujourd’hui Watchmen de Damon Lindelof, peut-on lui inventer un futur ? C’est évidemment la question des années qui s’ouvrent, aussi effrayante qu’excitante.

 ??  ?? Phoebe Waller-Bridge dans Fleabag (saison 1)
Phoebe Waller-Bridge dans Fleabag (saison 1)
 ??  ??
 ??  ?? Adam Driver et Lena Dunham dans Girls (saison 1)
Adam Driver et Lena Dunham dans Girls (saison 1)
 ??  ?? Kyle MacLachlan dans Twin Peaks (saison 3)
Kyle MacLachlan dans Twin Peaks (saison 3)

Newspapers in French

Newspapers from France