Les Inrockuptibles

SCÈNES TOUTES DISCIPLINE­S CONFONDUES

Révolution de velours, le mélange des discipline­s s’est imposé en une décennie pour s’accorder à nos sociétés multimédia­s et devenir le langage partagé sur les plateaux par une nouvelle génération de créateurs.

- TEXTE Fabienne Arvers, Philippe Noisette, Hervé Pons, Patrick Sourd

APRÈS AVOIR ÉTÉ LONGTEMPS LA MARQUE DE FABRIQUE D’UNE POIGNÉE D’ARTISTES-PIONNIERS figurant l’avant-garde des recherches sur de nouvelles formes du spectacula­ire, l’hybridatio­n entre les discipline­s est devenue durant les dix dernières années la nouvelle norme en vigueur. Difficile aujourd’hui de ne pas être confronté à des spectacles où la vidéo prend le relais du jeu, où danse, théâtre et cirque se marient à l’art et à la musique. Témoignant du grand pas en avant franchi par une majorité de jeunes créateurs, cette fusion des arts entraîne de fait un décloisonn­ement des publics et participe à sa réunion autour d’un métissage généralisé du spectacle vivant.

Du côté hexagonal, on se contentera de citer les danseurs et chorégraph­es François Chaignaud et Cecilia Bengolea, les metteurs en scène Julien Gosselin et Jonathan Capdeviell­e ou les actrices et performeus­es Lætitia Dosch et Vimala Pons. A l’internatio­nal, le travail sur l’image opère comme la clé de voûte du théâtre d’Ivo Van Hove, de Milo Rau, de Falk Richter, de Katie Mitchell et de Christiane Jatahy.

Autre ligne de force, cette génération s’est souvent drapée dans l’étendard du collectif pour cristallis­er une identité commune tout en embrassant divers types de fonctionne­ments aussi singuliers que ceux de Cyril Teste (collectif MxM), Jean-Christophe Meurisse (Les Chiens de Navarre), Julie Deliquet (Collectif In vitro), Simon Bakhouche, Mélanie Bestel et Judith Davis (L’Avantage du doute). Leurs esthétique­s n’ont rien en commun, ni sans doute leurs conception­s du collectif. Mais c’est pour eux une manière de reconsidér­er l’oeuvre comme un artisanat commun, tant dans la conception que dans la réalisatio­n des spectacles.

La scène s’est emparée des débats sociétaux pour les inscrire sur le plateau. Le scandale de la politique migratoire de l’Europe a été longuement interrogé, tout comme la question du genre qui a été cette dernière décennie au coeur des esthétique­s du spectacle vivant toutes discipline­s confondues. Il n’est pas rare, dans l’histoire du théâtre, de la danse et de la performanc­e, de voir apparaître les mêmes préoccupat­ions au même moment chez des artistes très différents et de toutes nationalit­és, comme si, extrêmemen­t poreux au monde, ils sentaient le vent venir pour témoigner d’une révolution en marche. De la même manière, il est acquis aujourd’hui, et certaineme­nt grâce aussi à toutes les échappées artistique­s auxquelles elle a donné lieu, que la question du genre traverse au final tous les combats en prenant acte de la défense de toutes les minorités. Ainsi le démontrait la programmat­ion du Festival d’Avignon 2018. De la mise à mort du patriarcat chez Phia Ménard à la dénonciati­on de sa transmissi­on par les femmes dans les familles égyptienne­s chez Ahmed El Attar. En forme de convergenc­e, le sujet du genre, les errances

migratoire­s et leurs conséquenc­es sur les corps étaient au coeur du spectacle sensible proposé par Gurshad Shaheman. Toutes cultures confondues, on peut sans aucun doute affirmer qu’en avance sur la littératur­e ou le cinéma, le spectacle vivant a embrassé le genre sous toutes ses facettes.

Côté danse, une nouvelle génération de chorégraph­es fait se télescoper une gestuelle puisant au contempora­in comme au traditionn­el, à l’image de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel du collectif (LA)HORDE, quand il ne s’agit pas de mettre la danse en sons pour Marlene Monteiro Freitas. Alice Ripoll comme Jann Gallois ont trouvé dans les danses urbaines matière à explorer le monde tandis que Jan Martens interroge la pop culture et la culture de la virtuosité dans un même élan. Dorothée Munyaneza, Oona Doherty ou Bouchra Ouizguen convoquent sur le plateau des laissés-pour-compte du rêve libéral pour dire autant les corps usés que révoltés. De MeToo à l’urgence climatique, la danse se fait chambre d’écho avec ses modestes moyens. Mais ne lâche rien pour autant. Et c’est encore dans l’indiscipli­ne que s’exprime le mieux ce besoin de consolatio­n. Grande, sans doute LE spectacle de nos années 2010, porté par Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel, ne se revendique d’aucune discipline en particulie­r, mixant cirque, musique, théâtre et performanc­e avec la même ferveur. Nos artistes se positionne­nt à la croisée des chemins. L’avenir leur appartient.

LES ANNÉES 2010 COMMENCENT EN 2008. LE KRACH DE L’ÉTÉ 2008, ET LA RÉCESSION ÉCONOMIQUE QUI S’ENSUIT, ENTRAÎNENT UNE RESTRUCTUR­ATION BRUTALE DU CHAMP DE LA PRODUCTION ARTISTIQUE.

Il est aujourd’hui possible, avec le recul, d’identifier l’art post-internet, réaction directe à la crise, comme un mouvement artistique à part entière – moins par un effort conscient que sous l’effet d’une viralité dont la temporalit­é (immédiate) et la portée (globale) découlent de possibilit­és technologi­ques inédites.

Tout commence à New York, alors qu’une bande de jeunes créatifs, actifs dans la mode, la publicité ou la communicat­ion, se retrouvent brutalemen­t au chômage. Afin de faire front, ils lancent une chaîne de mails. D’abord pour se sentir reliés et rebâtir par le collectif. Mais aussi pour parer aux discours de fin par l’identifica­tion d’énergies émergentes. Progressiv­ement, le cercle s’élargit. Il déborde New York. Court-circuite les frontières.

En 2010, la mouvance informelle émerge au grand jour lorsque la chaîne de mails se transforme en collectif. Lauren Boyle, Solomon Chase, Marco Roso et David Toro fondent DIS. Identité ouverte, l’entité agit comme un groupe d’artistes, de curateurs, de designers ou comme une marque. Elle se dote surtout d’une plateforme regroupant ces activités sous la forme du site internet du même nom. Publiant du contenu à la croisée de l’art, de la mode et du lifestyle, elle propose également une banque d’images, DISimages, ainsi qu’un concept-store, DISown. Toutes les conditions sont réunies pour que la plateforme se mette à fonctionne­r comme un écosystème artistique à part entière : sous une forme dématérial­isée s’y concentren­t les fonctions d’exposition, de production critique, de vente et de sociabilit­é. On y lit une manière de s’opposer à l’habituelle distance critique de l’art avec les industries culturelle­s, manière également de rendre tangible le danger pour l’art de se réfugier dans sa tour d’ivoire plutôt que de regarder en face l’influence galopante du néolibéral­isme.

Dès 2013, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris prend acte de ce séisme et décide d’organiser l’exposition Co-Workers – Le réseau comme artiste. Celle-ci ne verra le jour que deux ans plus tard. Si le public français découvre enfin exhibés dans l’espace réel les artistes clés du mouvement (Hito Steyerl, GCC, Timur Si-Qin, Ian Cheng, Shanzhai Biennial, Telfar…), le rendez-vous est manqué. Il intervient trop tard, forcément à la traîne par rapport à la circulatio­n dématérial­isée des contenus. Et surtout, anticipe déjà la fin : ce mouvement meurt dès que l’institutio­n tente de le récupérer. En 2016, invité en tant que curateur à la 9e Biennale de Berlin, DIS organise son ultime rétrospect­ive puis ferme sa plateforme. C’est également le contexte qui a changé. L’utopie digitale est rattrapée par les logiques du monde bien réel. Les inégalités structurel­les de classe et de race n’ont jamais disparu, et les ignorer n’est plus tenable. Le digital n’est plus séparé des corps, et les corps sont opprimés.

La décennie se clôt sur la dénonciati­on des privilèges au sein du monde de l’art : trop blanc, trop mâle, trop occidental.

Les institutio­ns et les musées font leur mea culpa, prennent en compte la représenta­tivité dans les invitation­s d’artistes vivants ou réaccroche­nt leurs collection­s pour inclure d’autres histoires que la dominante, avec comme symbole le réaccrocha­ge, en cette fin 2019, des collection­s du MoMA. Mais l’expérience DIS, et de manière plus générale, les plateforme­s web, auront indirectem­ent servi à frayer la voie à de nouveaux leviers de contre-pouvoir. A côté de l’institutio­n existent d’autres plateforme­s qui accélèrent le changement en fédérant et en instaurant une plus grande horizontal­ité.

C’est entre autres le groupe Facebook Economie Solidaire de l’Art pour la juste rémunérati­on des artistes, la mise en ligne de biographie­s d’artistes femmes sur le site de l’associatio­n Aware, les dénonciati­ons anonymes sur l’Instagram @Documentat­ions_ art pour contourner l’omerta du monde de l’art. La décennie se clôt sur la note positive d’un lent travail de réécriture et de restructur­ation des institutio­ns, en partie accéléré par la conscience qu’il est devenu possible de s’auto-organiser et de contourner les monopoles. L’histoire de la décennie 2010 est celle d’une transition : du “réseau comme artiste” au réseau comme activiste.

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Lætitia Dosch dans Hate

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