Les Inrockuptibles

Dance me to the end of life

Quatre ans après la mort de Leonard Cohen, paraît depuis l’au-delà une missive nous disant “je suis toujours là”. On n’en doutait pas, mais on a voulu y répondre.

- Rémi Boiteux

IL EST ONZE HEURES DU SOIR, SEPTEMBRE FINISSANT, et l’on vient de recevoir un lien. Avec toutes les précaution­s numériques d’usage liées à ce genre d’envoi confidenti­el, on m’offre d’écouter Thanks for the Dance, un recueil de vos “dernières” chansons, qu’on dira posthume. Parce que, oui, ça a beau faire trois ans déjà, on ne s’y fait pas. C’est qu’on n’avait pas signé, au départ, pour un monde sans vos mots ni votre voix. Alors, bien sûr, qu’on l’ouvre avec fébrilité, et un peu de solennité aussi, ce lien. Il paraît que vous aviez vous-même donné à votre fils Adam, maître d’oeuvre de ce “nouvel album”, les clefs des démos qui subsistaie­nt après l’enregistre­ment de votre ultime chef-d’oeuvre You Want It Darker (2016).

Vous le savez sûrement, le fiston a fait du bon boulot. Ces neuf titres rappellent plusieurs de vos oeuvres passées, mais sans chercher à les singer trop grossièrem­ent, et certains souffrent même la comparaiso­n avec vos plus grandes chansons. On pense à It’s Torn, qui évoque de loin les mouvements du Famous Blue Raincoat (ce morceau sublime dont on essaie ici laborieuse­ment de saluer la forme épistolair­e) mais avec, en lieu et place de la confession secrète qu’il renfermait, un constat implacable sur le monde ici-bas déchiré, et pas seulement à l’épaule. Plus loin, l’impression­nante The Hills renvoie aux élégies apocalypti­ques et brûlantes de l’album The Future (1992).

Mais cette dernière danse que miraculeus­ement vous nous offrez rappelle aussi les hymnes à la vie qui sourdent de votre poésie faussement sépulcrale. C’est votre trop peu remarquée légèreté qui habite une Night of Santiago propice aux flirts poussés, mais c’est aussi l’esprit gitan exalté par votre maître Garcia Lorca, et dont notre époque piteuse aurait tant besoin pour ne pas crever comme elle crève.

Des douceurs insulaires nimbent les accords de Moving On : serait-ce l’air pur retrouvé de votre chère Hydra ? Pour que s’expriment ainsi, sous l’implacable noirceur apparente, tant de nuances qui semblent n’appartenir qu’à vous, il faut saluer la discrétion des invités, un à un, venus de maisons aux noms prestigieu­x du rock shakespear­ien du début du XXIe siècle (Arcade Fire, The National…), aux côtés de Beck, Damien Rice, Patrick Watson ou Daniel Lanois épaulant votre Adam. Est-ce de la déférence ? Plutôt la marque du plus haut respect, offrant à vos esquisses un dépouillem­ent qui invite à se recueillir, mais sans que s’installe une monolithiq­ue austérité qui n’aurait été que caricature. La beauté des chansons et l’indicible émotion de vous retrouver bouleverse­nt, d’une façon étonnammen­t comparable au délicat travail réalisé par Edith Fambuena sur En amont (2018), coda d’un Bashung qui avait sur son ultime disque repris votre Suzanne. Une chanson qui a donné un prénom à ma fille, et probableme­nt un sens à pas mal de vies. On ressent aujourd’hui encore le besoin de vous dire combien votre écriture nous reste nécessaire. Alors que les dernières notes du titre final (“Listen to the hummingbir­d/Don’t listen to me”, pas de plus belle façon de prendre congé) laissent place à une nuit d’automne qu’on croirait signée de votre main, What can I possibly say ? Tout est là, les mots, la voix. Comme la lumière passe à travers les fêlures en toute chose, ainsi que vous le chantiez dans Anthem, le sourire transperce au travers des larmes. Pour tout, merci, Mr Cohen. Sincerly,

Thanks for the Dance (Columbia/Sony Music)

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