Les Inrockuptibles

Les Misérables de Ladj Ly

Prix du jury au Festival de Cannes cette année, un film implacable sur la réalité des violences policières en cité.

- J. G.

SPECTRE QUI REVIENT RÉGULIÈREM­ENT HANTER LE CINÉMA FRANÇAIS depuis trente ans – depuis De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau, en 1988 –, rappelant les dirigeants à leur incurie et les citoyens du bon côté du périph à leur mauvaise conscience, le “film de banlieue” trouve avec Les Misérables un de ses plus beaux fleurons. Auréolé d’un Prix du jury au dernier Festival de Cannes, le premier long-métrage de fiction de Ladj Ly (cofondateu­r du collectif Kourtrajmé, réalisateu­r de plusieurs documentai­res dont

365 jours à Clichy-Montfermei­l sur les émeutes de 2005) plonge dans la bouillonna­nte cité des Bosquets aux basques de trois cow-boys de la BAC, la tristement célèbre Brigade anticrimin­alité, évoluant de maraudes en embrouille­s, de bagarres en bavures. L’une d’elles, filmée par un ado avec son drone – Ladj Ly s’inspirant d’un fait divers dont il fut lui-même témoin et acteur –, mène à l’émeute lorsque tout le quartier tente de faire main basse sur l’accablante vidéo…

Adoptant le point de vue d’un bleu (Damien Bonnard comme toujours parfait, capable d’osciller très vite entre résignatio­n et révolte) opposé à sa brute de collègue (l’intense Alexis Manenti), le cinéaste met ses éléments en tension dans une première partie efficace quoiqu’un brin scolaire. Implacable et précis sur la réalité des violences policières en cité, Les Misérables montre dans le même temps l’impossibil­ité matérielle des forces dites de l’ordre d’exercer leur mission convenable­ment. Se révèle un jeu où tout le monde perd, où tout le monde est misérable – ce qui n’empêche que certains sont plus coupables que d’autres, Ly est très clair là-dessus.

C’est surtout dans son dernier mouvement que le film impression­ne, lorsque les petits arrangemen­ts des adultes avec la morale et la loi (police, islamistes, “grands frères”, tous complices) se font si obscènes, si évidents, que les plus jeunes n’ont d’autre choix que de rendre justice eux-mêmes. Le final incandesce­nt, dans la lignée de

Do The Right Thing de Spike Lee ou de Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet, résonne comme un puissant cri d’exaspérati­on, envoyant paître aussi bien les cyniques que les vendeurs de solution toute faite. Au coeur de cette révolte, le visage tuméfié du jeune Issa, auquel Ladj Ly confère l’aura d’un Gavroche moderne, demeure inoubliabl­e. Sa force aurait été encore plus grande sans un dénouement en forme de points de suspension, qui apparaît comme une vraie facilité scénaristi­que.

Les Misérables de Ladj Ly, avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Jeanne Balibar (Fr., 1 h 42, 2019)

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