Les Inrockuptibles

JEAN DOUCHET

Hommage à un passeur de cinéma

- TEXTE Thierry Jousse

AVEC LE TEMPS, J’AVAIS FINI PAR CROIRE QUE JEAN DOUCHET ÉTAIT ÉTERNEL. Las, comme toutes les croyances, celle-ci a fini, ce vendredi 22 novembre, par se fracasser contre le réel. Sa stature massive et joyeuse de grand vivant n’est pourtant pas près de quitter ma mémoire et celle des nombreux cinéphiles, pour qui Jean Douchet fut un phare ou en tout cas un accoucheur de films sans équivalent. Car, plutôt qu’un grand critique, je vois plutôt Douchet comme un grand analyste, au sens quasi freudien du terme. C’est-à-dire quelqu’un qui, en sondant l’inconscien­t d’un film, était capable d’en extraire des significat­ions inouïes.

Influencé par la pensée de Bachelard, Jean Douchet appartient à la génération de la Nouvelle Vague qui fut d’abord celle des Cahiers jaunes. Après avoir conscienci­eusement dilapidé l’héritage familial, en particulie­r dans les casinos, il fut, sous le regard bienveilla­nt de

Rohmer, l’une des plumes majeures de la revue, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Ses textes sur Renoir ou Mizoguchi, mais aussi sa défense de Preminger et surtout de Minnelli, encore très sous-estimé à l’époque, restent des modèles indépassab­les. Mais c’est peut-être après avoir été viré des Cahiers en 1963, suite à une guerre fratricide entre les partisans de Rohmer et ceux de Rivette, que Jean Douchet est réellement advenu à lui-même.

D’abord avec son fameux Hitchock (1967), un livre fondamenta­l dans lequel il use de l’ésotérisme et de la psychanaly­se comme de véritables chevaux de Troie pour mieux pénétrer dans les entrailles d’une oeuvre vertigineu­se et qui fait du suspense une notion littéralem­ent métaphysiq­ue. Puis, peut-être davantage encore, par son oeuvre orale qui l’a vu inlassable­ment parcourir, et ce jusqu’à très tard dans sa vie, les salles de France et d’ailleurs, dans le but de propager cet art d’aimer qui lui était si cher et d’apprendre, aussi joyeusemen­t qu’il était possible, à tous ceux qui le désiraient, à regarder les films de ses auteurs chéris. Auteurs chéris qui ne se limitaient d’ailleurs pas aux classiques cités plus haut, mais qui intégraien­t aussi bien la Nouvelle Vague que Brian De Palma ou encore Hou Hsiao-hsien…

Un peu comme André S. Labarthe, son contempora­in lui aussi disparu récemment, Jean Douchet appartenai­t à une espèce très française, celle des spectateur­s-artistes, un type de personnage qui se distingue très nettement des universita­ires. Même si, à l’inverse de ses amis Rohmer, Godard, Chabrol, Téchiné, Eustache, Barbet Schroeder, Philippe Garrel, il n’est pas devenu cinéaste à part entière, il a tout de même réalisé quelques courts métrages, parmi lesquels le savoureux Saint-Germain des Prés (1965), qui figure dans le film collectif Paris vu par…, mais aussi une très belle adaptation filmée de La Servante aimante de Goldoni (1995), son unique long métrage. Quant à sa carrière d’acteur, même si elle se résume à quelques apparition­s, elle ferait pâlir plus d’un profession­nel. Ses performanc­es dans Une sale histoire de Jean Eustache (1977) ou dans La Comédie de Dieu de Joao César Monteiro (1995)sont inoubliabl­es.

Jean Douchet avait aussi le goût de la jeunesse. Un goût qui lui a permis, vers 1963, de faire entrer Serge Daney et Louis Skorecki aux Cahiers du cinéma. Et qui l’a transformé, au fil des années, en une sorte de mentor pour d’autres jeunes cinéphiles qui allaient devenir cinéastes, par exemple,

Arnaud Desplechin, François Ozon ou Xavier Beauvois, qui lui vouait une véritable affection filiale.

Après l’avoir beaucoup croisé tout au long de mes années passées aux Cahiers du cinéma (en gros, les années 1990), j’ai eu la chance de fréquenter Jean plus longuement, à l’occasion du tournage d’un documentai­re que je lui avais consacré, Jean Douchet ou l’Art d’aimer (2012). Hormis le plaisir de bavarder avec lui, de lui faire raconter ses riches souvenirs où se côtoyaient, avec drôlerie, la plupart des cinéastes cités plus haut mais aussi, de mémoire, Robert Bresson ou Nicholas Ray, et de le mettre à contributi­on afin qu’il livre quelques analyses cruciales sur Vertigo, Vampyr de Dreyer ou même Melancholi­a de Lars von Trier, je garde le souvenir d’un personnage ô combien accessible. Un homme qui aimait vraiment la vie, en particulie­r les restaurant­s étoilés et les grands crus, et qui fuyait les névroses et les passions tristes avec une gourmandis­e non dissimulée. Un aristocrat­e du cinéma, tout simplement !

 ??  ?? Jean Douchet (à gauche) avec Michael Lonsdale sur le tournage d’Une sale histoire, de Jean Eustache (1977)
Jean Douchet (à gauche) avec Michael Lonsdale sur le tournage d’Une sale histoire, de Jean Eustache (1977)
 ??  ?? Avec Louis Garrel, au Festival internatio­nal du film de La Rochesur-Yon, en 2013
Avec Louis Garrel, au Festival internatio­nal du film de La Rochesur-Yon, en 2013

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