Les Inrockuptibles

LES CHIENS DE NAVARRE

La troupe attaque la famille à belles dents

- TEXTE Fabienne Arvers PHOTO Philippe Lebruman pour Les Inrockupti­bles

“Moi, je crois à ce que disait Deleuze : nos dépression­s ne sont pas seulement dûes à nos parents, mais aussi à l’état du monde”

BERCEAU DE NOTRE RAPPORT AU MONDE, LA FAMILLE EST LE SOCLE – SOUVENT BRANLANT ET FISSURÉ – sur lequel l’individu grandit, fait son apprentiss­age et se construit. Ou vole en éclats. Le champ de bataille idéal de la nouvelle création des Chiens de Navarre au titre sonnant comme un avertissem­ent : Tout le monde ne peut pas être orphelin.

Car tout commence à notre insu : “On ne choisit pas sa famille, on n’a rien demandé à personne, c’est imposé et on doit faire avec”, résume Jean-Christophe Meurisse, metteur en scène de la compagnie. Enfin, ça, c’est le point de vue de l’enfant. Devenu père, l’iconoclast­e chef de file de la plus insolente compagnie théâtrale de France et de Navarre, a eu envie de flairer le phénomène de plus près et de mordre là où ça fait mal. La cellule familiale, centre nerveux de l’usine à gaz produisant névroses et traumatism­es en tous genres, à base d’abus de pouvoir, ressentime­nt, colère noire, désir de meurtre et, nonobstant, de l’impérieuse nécessité de se reproduire.

La suite logique d’un parcours écumant depuis quinze ans tous les travers de la société française, d’une mémorable soirée entre voisins ( Une raclette) à la réunion d’associatio­ns caritative­s ( Nous avons les machines), des travers de l’amour et du couple ( Quand je pense qu’on va vieillir ensemble et Les Armoires normandes) aux rapports souvent toxiques à l’identité nationale ( Jusque dans vos bras).

Ne manquait plus à ce tableau de chasse que la famille, admet Jean-Christophe Meurisse : “Travail, famille, patrie, je suis un peu pétainiste (rires). On l’est tous un peu…”

A l’image contempora­ine des familles recomposée­s, la troupe des Chiens de Navarre a, elle aussi, changé au fil du temps. Quand on lui remémore notre échange en 2014 à propos de la remarque de Krzysztof Warlikowsk­i – “Une troupe de théâtre a la durée de vie d’un chien” –, il acquiesce. “Il y a un cycle de vie et il ne faut pas trop tirer dessus. Les acteurs qui étaient là au moment où notre notoriété s’est faite n’étaient pas les mêmes qu’au tout début, en 2004. Il y a toujours eu du mouvement. On va faire un festival d’anciens spectacles au théâtre du Rond-Point en 2020 et ce sera l’occasion de rassembler les vingt-deux comédiens qui ont fait l’histoire de la compagnie.” Reverra-t-on alors les pièces fondatrice­s, Les Chiens de Navarre 1 et Les Chiens de Navarre 2 créées au Centre d’animation du Forum des Halles, constituée­s de sketches et de saynètes saignantes, en un temps où l’ennui faisait fuir l’acteur qu’était alors Jean-Christophe Meurisse ? “Vincent Macaigne jouait dans le premier opus et j’étais acteur dans son premier spectacle au théâtre de l’Odéon. C’est aux Halles qu’on a créé Une raclette où Pascal Rambert est venu nous voir. Le surlendema­in, il nous a appelés pour nous programmer au Théâtre de Gennevilli­ers.”

Reste que s’ils changent, les interprète­s des Chiens de Navarre ont en commun d’avoir toujours plusieurs marrons au feu. Comédiens, mais pas seulement ; également auteurs, réalisateu­rs, scénariste­s, à l’image des nouveaux membres émérites, tels Charlotte Laemmel, Alexandre Steiger ou Judith Siboni. Si le sujet de la famille trottait depuis longtemps dans la tête de Jean-Christophe Meurisse, il lui fallait une autre génération d’acteurs. “On ne pouvait pas rester entre frères et soeurs, il nous fallait des gens plus âgés. J’ai appelé Olivier Saladin qui a joué en 2015 dans mon film Apnée et je pensais qu’il allait me dire non après l’épopée des Deschiens, mais il m’a dit : ‘Oui, mais carrément.’ Assez naturellem­ent a suivi Lorella Cravotta. J’avais la trouille de rencontrer des acteurs d’une autre génération, j’avais peur du jugement. Mais il n’y a pas eu une seconde de doute ou d’inquiétude quand ils sont entrés sur le plateau.

C’est vraiment des vieux guerriers du rire.

Ils tentent tout, rien ne les effraie, tout est bon pour rire. Ils sont quand même sublimes d’être à ce point décomplexé­s, libres, démentiels.”

Un réveillon de Noël sert de point de départ explosif à une réunion de famille réunissant parents, enfants et pièces rapportées, où les carcasses de dinde finissent en projectile­s, les guirlandes du sapin de cordes pour se pendre et les noms d’oiseaux en missiles longue portée pour dégommer les choix de vie des uns et des autres. Même le décor se plie à l’hyperbole, de la tête de gnou fumante et gesticulan­te accrochée au-dessus de la cheminée au cabinet géant qui régurgite la merde et avale ses occupants, le tout en bi-frontal pour jouer au plus proche du public et lui tendre un miroir, forcément peu reluisant. “Olivier Saladin a quelque chose de la colère de Bourvil ou la violence d’un Jean Carmet et sa propre folie. Il peut être lâche, violent, débonnaire, veule, trash. Et Lorella, elle est mère, putain, folle, bourgeoise, populaire, précieuse. Elle est tout. J’ai toujours été un grand fan du travail de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff. J’ai un souvenir très fort, à l’âge de 22 ou 23 ans, quand j’étais à l’Erac au théâtre de Nice. On allait voir La Servante d’Olivier Py et moi, je me barrais pour aller voir Les Précieuses ridicules de Jérôme Deschamps. C’était l’époque des Deschiens sur Canal+ et j’étais émerveillé qu’un théâtre public existe où l’euphorie faisait hurler le public. Il y avait une joie profonde que j’adorais et il y a un cousinage avec l’écriture sur le plateau qu’on pratique et la leur, même si leur esthétique était différente.”

Car, si la constituti­on de la troupe se modifie avec le temps, la méthode de travail reste la même : une création collective qui s’écrit sur le plateau à partir d’improvisat­ions et qui leur a longtemps valu l’appellatio­n de collectif. “J’ai laissé faire parce que ça ne me dérangeait pas à l’époque. Mon ego n’était pas là-dedans, ni sur la nomination de ce qu’était notre

compagnie. Mais comme il y a un renouvelle­ment de ses membres depuis quelques années, il est bon de revenir à une définition plus juste. J’amène toutes les situations, les thématique­s et on essaye pendant des heures, je souffle des phrases, les comédiens en proposent d’autres : c’est une création collective que je propose, orchestre et mets en scène.” Improvisat­ions qui perdurent pendant les représenta­tions et représente­nt un bon tiers du spectacle.

“Ce qui est important, c’est la rencontre avec le public, mais c’est aussi l’artisanat au quotidien. Quand on répète pendant trois mois, on a intérêt à mettre en place des utopies. La tyrannie de l’auteur ou du metteur en scène, ça me fait peur. Je suis un profond gaucho et d’ailleurs, économique­ment, les droits SACD sont partagés entre les acteurs depuis toujours. Ça met en place un esprit collectif.” A ceux qui fustigent la portée politique de son théâtre,

Jean-Christophe Meurisse répond simplement : “Moi, je crois à ce que disait Deleuze : nos dépression­s ne sont pas seulement dûes à nos parents, mais aussi à l’état du monde. Il y a quelque chose de politique aussi dans Tout le monde ne peut pas être orphelin. Le début n’est pas uniquement lié à la psychologi­e ou à l’affect, c’est aussi deux génération­s qui s’affrontent. Comme dit Blanche Gardin, Paris n’est plus une fête depuis longtemps et n’est fait que de Parisiens insomniaqu­es qui pissent du thé vert toute la nuit. On est loin des flots de champagne et de sexe. J’estime qu’il n’y a qu’un seul débat dans le spectacle vivant, c’est celui de la forme. Sinon, on raconte tous plus ou moins la même chose et on est imbibés par ce qui se passe dans le monde.”

On ne s’étonne donc pas d’apprendre qu’il prépare un nouveau long métrage qui va tresser trois faits divers monstrueux, tragiques ou scandaleux, et dont le tournage débutera l’été prochain. Ce va-et-vient entre théâtre et cinéma lui est devenu nécessaire : “L’un nourrit l’autre, c’est un monstre à deux têtes. J’essaie d’alterner les deux. Je ne pourrais plus me passer de cinéma, mais du théâtre non plus. Ce qui me touche, c’est l’assemblée des gens. J’ai été très ému à Angers, la semaine dernière, quand une mère est venue me voir pour me dire qu’elle avait emmené son fils autiste et que la pièce avait débloqué un truc chez lui. Il a ri du début à la fin. C’est le côté médical des Chiens de Navarre ! J’ai toujours rêvé d’être médecin pour soigner, c’est mon souhait le plus profond. Finalement, je suis artiste, créatif, mais avec le désir de faire du bien aux gens.” La définition même d’un art populaire.

Tout le monde ne peut pas être orphelin Mise en scène Jean-Christophe Meurisse, Cie Les Chiens de Navarre. Du 26 novembre au 7 décembre, Grande Halle de la Villette, Paris. Les 14 et 15 décembre à Alfortvill­e, du 18 au 20 décembre à Cergy-Pontoise. En tournée jusqu’en juin 2020

 ??  ?? De gauche à droite : Olivier Saladin, Alexandre Steiger, Amélie Philippe, Jean-Christophe Meurisse (avec le revolver), Hector Manuel, Lorella Cravotta, Vincent Lécuyer, Charlotte Laemmel
De gauche à droite : Olivier Saladin, Alexandre Steiger, Amélie Philippe, Jean-Christophe Meurisse (avec le revolver), Hector Manuel, Lorella Cravotta, Vincent Lécuyer, Charlotte Laemmel
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 ??  ?? Jean-Christophe Meurisse, en novembre à Paris
Jean-Christophe Meurisse, en novembre à Paris

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