Les Inrockuptibles

ALICE WINOCOUR

Autrice de Proxima, la cinéaste affirme son regard singulier

- TEXTE Jean-Baptiste Morain PHOTO Rebekka Deubner pour Les Inrockupti­bles

Toute jeune, ALICE WINOCOUR dévore la vidéothèqu­e de ses parents. De cette passion primitive pour le cinéma, elle a tiré trois longs métrages : Augustine, Maryland et aujourd’hui Proxima, avec une Eva Green en astronaute. Un film sur le proche et le lointain, bien sûr.

LE NOM DE WINOCOUR EST D’ORIGINE RUSSE. IL SIGNIFIE : “BOUILLEUR DE CRU”. ET ÇA FAIT RIRE ALICE WINOCOUR. Car elle rit beaucoup, la jeune cinéaste (elle a déjà trois longs à son actif), dans un mélange de timidité et de modestie, toujours pour se moquer un peu d’elle-même, les yeux cachés sous sa frange. Elle dit aussi que dans la vie, elle a “peur de tout”, par exemple de prendre l’ascenseur, mais que sur un plateau de cinéma, elle n’a plus peur de rien, que c’est ainsi qu’elle a compris que ce métier était fait pour elle, ou elle pour ce métier. Qu’elle pourrait presque prendre l’ascenseur pour tourner… Mais elle se récuse tout de suite : “Non, peut-être pas, quand même, en fait.” Alors elle rit et comme son rire est communicat­if, parler avec elle est un plaisir. Comme on le comprendra également, Alice Winocour semble avoir tendance à rêver beaucoup, ou plutôt à projeter des fantasmes de cinéma sur la réalité, à se rendre compte que la réalité ne correspond pas tout à fait à ses fantasmes, pour finalement s’en accommoder, regarder la réalité en face et la décrire.

Le cinéma est apparu très tôt dans sa vie. Elle est née à Paris en 1976 et y a toujours vécu. Elle a passé son enfance dans le XIIIe arrondisse­ment, pas loin de la station de métro Tolbiac. Le cinéma, elle l’a découvert toute jeune. Grâce au magnétosco­pe de ses parents. “Avec mon petit frère, quand on rentrait de l’école, on regardait tout le temps des films, on avait un rapport obsessionn­el, compulsif au cinéma.” Les deux enfants avaient leur film favori du moment, qu’ils regardaien­t en boucle avant d’en changer. Quand ils rentraient déjeuner à 11 heures 30, ils regardaien­t le début d’un film dont ils voyaient la suite à 16 heures 30. “On devait avoir trois cents VHS et j’étais chargée d’archiver, de gérer cette vidéothèqu­e.” Les parents des deux bambins, “un peu mai-soixantehu­itards”, estimaient que les enfants ne devaient pas spécialeme­nt regarder des films pour enfants et qu’ils devaient se forger leur propre culture. “On regardait Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman et des opéras filmés. Notre film fétiche, c’était Psychose d’Hitchcock. On aimait tout Hitchcock mais surtout Psychose. On le regardait tout le temps, nos jeux tournaient autour de lui. J’étais fascinée par Anthony Perkins et j’aimais avoir des amis qui lui ressemblen­t.” (rires) Elle ajoute : “Mon frère, aujourd’hui, est professeur de philo et de cinéma.”

En poussant un peu le bouchon, il semblerait aussi qu’Alice Winocour ait découvert grâce à sa mère l’art du montage d’une manière fortuite et originale : “Ma mère se couche très tard, et elle regardait beaucoup de films. Quand elle commençait à s’endormir mais qu’elle trouvait le film génial, elle enregistra­it la fin pour la voir le lendemain. Ce qui fait qu’avec mon frère, on voyait aussi

beaucoup de fins de films et surtout, cela créait des connexions hyper bizarres entre les films… Je n’ai découvert que très récemment que L’Argent de poche de François Truffaut, que j’ai vu un million de fois, ne commençait pas au moment où le petit garçon tombe de l’immeuble, par exemple…” (rires) “Je n’ai longtemps connu que la fin de Muriel d’Alain Resnais…” Pour Winocour, le cinéma reste lié à l’enfance. Elle le dit avec des yeux brillants : “C’est l’endroit d’où regarder le monde, et aussi un refuge dans la fiction. C’est quelque chose qui me protège encore aujourd’hui.”

“Je faisais du théâtre à Ivry-surSeine au Théâtre des Quartiers d’Ivry (le Centre Dramatique National du Val-de-Marne – ndlr), et j’avais une super bonne prof de théâtre. Pendant toute mon adolescenc­e, j’y suis allée deux fois par semaine, on montait des spectacles. On suivait la méthode Stanislavs­ki, c’était génial. Mais pour moi, ce n’était qu’une distractio­n, je n’avais pas du tout conscience du fait que ça me dirigeait vers une profession. Puis j’ai commencé des études de droit à la fac d’Assas, mais je n’allais pas aux cours, je bachotais, ça ne me plaisait pas, je n’avais pas d’amis. Je suis quand même allée jusqu’en maîtrise. Je voulais faire du droit pénal. En fait, j’étais déjà dans la fiction de ce métier-là : rendre la justice, être dans un tribunal, dans une équipe qui prépare des dossiers, etc. Je ne pensais pas à la réalité concrète de ce métier. Je me voyais dans Monsieur Smith au Sénat de Frank Capra.” (rires) “J’allais beaucoup au cinéma. Et depuis toujours, j’écrivais des histoires, essentiell­ement de princesses russes (rires). C’était une obsession, j’avais une passion pour la culture russe, dont je me suis toujours sentie proche, y compris pour son cinéma, comme celui de Tarkovski. Et un jour, un ami m’a dit comme ça qu’on devrait tenter le concours d’entrée à la Fémis. Et j’ai été acceptée au départemen­t du scénario, où j’ai notamment travaillé avec Mathieu Amalric, Sébastien Lifshitz et Arnaud des

“Le cinéma est l’endroit d’où regarder le monde, et aussi un refuge dans la fiction. C’est quelque chose qui me protège encore aujourd’hui”

Pallières. C’est à la Fémis, que j’ai vraiment découvert que je voulais faire du cinéma.” Après avoir découvert la triste réalité du droit, la voici dans le monde du cinéma. S’y plaira-t-elle davantage ?

Deuxième illusion qui va bientôt tomber : “Je voulais vraiment devenir scénariste. Mais j’avais une vision du métier à l’américaine : écrire des scénarios et ensuite chercher un réalisateu­r. J’ai vite compris que ça ne se faisait pas en France, où le scénariste travaille sous les ordres du réalisateu­r, l’auteur, ou réalise lui-même ses films. Et ça ne m’intéressai­t pas.” Mais Alice, comme nous allons le voir, va vite rebondir.

“J’ai commencé très vite à écrire mon premier scénario, Augustine, qui était mon travail de fin d’études, et comme je cherchais un réalisateu­r et que je ne le trouvais pas, j’ai compris que je devrais le réaliser moi-même.” Et hop, magnifique rétablisse­ment sur le tapis de gymnastiqu­e – ou accommodem­ent à la réalité ! “Avant de me mettre à Augustine, pour lequel j’ai beaucoup travaillé, lu et relu sans doute trop de livres, de documentat­ion sur l’hystérie, j’ai tourné trois courts métrages dont Kitchen avec Elina Löwensohn (égérie de Hal Hartley et de Bertrand Mandico – ndlr), l’histoire d’une femme qui poursuit deux homards qui tentent de s’échapper…” Le film est sélectionn­é en compétitio­n officielle à Cannes en 2005.

“J’ai rencontré mes productric­es Isabelle Madelaine (Dharamsala) et Emilie Tisné (Darius films) et elles le sont encore aujourd’hui. C’est comme ça que j’ai pu tourner mon premier film, Augustine.”

Augustine raconte la rencontre entre le fameux professeur Charcot (Vincent Lindon), spécialist­e de l’hystérie à la Pitié-Salpêtrièr­e, l’un des précurseur­s de la psychanaly­se (Freud fut d’ailleurs l’un de ses élèves) et l’une de ses patientes, Augustine, jouée par Soko. Un premier film qui est présenté à Cannes à la Semaine de la critique en 2012. “Ce que je voulais, c’était montrer l’hystérie du point de vue d’une femme hystérique, pas de celui qui l’ étudie.” Comment le corps réagit à la psychée.

C’est ce qu’elle montre aussi dans le film suivant, Maryland, avec Matthias Schoenhaer­ts et Diane Kruger, présenté à Un Certain regard en 2015 : comment la guerre peut agir sur le corps apparemmen­t en pleine forme d’un homme qui a fait partie des forces spéciales et peut l’atteindre, le transforme­r. La même année, cette question de la transforma­tion d’un corps est au coeur d’un film dont elle coécrit le scénario et qui obtient un triomphe internatio­nal, le teen-movie insurrecti­onnel Mustang de Deniz Ergüven. Ce travail lui vaut (ainsi qu’à sa réalisatri­ce) le César du meilleur scénario original en février 2016.

Dans Proxima, Sarah, le personnage joué par Eva Green, doit elle aussi transforme­r son corps pour l’adapter aux conditions très difficiles qu’elle va rencontrer pendant un séjour dans l’espace qui doit durer un an. Le film raconte avec beaucoup de précision et de vérité la préparatio­n au voyage spatial de Sarah, mais il est autant une histoire de séparation : celle d’une mère et de sa jeune fille, peut-être un peu trop fusionnell­es. Le film a été tourné entre Cologne et son Agence spatiale européenne (ESA), Star City près de Moscou, où se préparent les astronaute­s, et Baïkonour au Kazakhstan, une base de lancement russe. Et a amené Alice Winocour, dont la fille avait l’âge de celle de Sarah quand elle a tourné le film, à se séparer d’elle pendant de longues périodes. Tout est lié : les astronaute­s se détachent de la Terre, qu’on nomme aussi la “planète mère” ; une spationaut­e (écartelée entre son métier, son rêve d’enfance – quitter la Terre – et son rôle de mère) se sépare de sa fille ; la cinéaste se sépare de sa propre fille (pour vivre elle aussi sa passion)… Toute une forêt de symboles très forts, à la fois très intimes (la charge mentale d’une mère est l’un des thèmes du film), terre-à-terre et métaphysiq­ues, plus grands que nous (la mission de Sarah est de préparer un voyage vers Mars), dans une opposition, un contraste totalement conscients et contrôlés par la mise en scène impression­nante de maturité d’Alice Winocour.

Vers où voudrait-elle désormais porter son et notre attention ? Quelle partie de l’univers souhaitera­it-elle montrer dans son prochain film ? La réponse tombe : “Il se déroulera entièremen­t à Paris.”

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En novembre, à Paris
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