Les Inrockuptibles

IDLES & LIFE

Au Royaume-Uni, musique rime à nouveau avec contestati­on

- TEXTE Valentin Gény PHOTO Renaud Monfourny

LE ROCK ANGLAIS EST INDISSOCIA­BLE DE LA POLITIQUE. OU PLUTÔT, IL LE REDEVIENT. Longtemps déserté par les formations investies d’un propos, le champ de la contestati­on est à nouveau au coeur des préoccupat­ions de la scène rock anglo-saxonne. Aux côtés de furieux adeptes du post-punk tels que Shame, Slaves ou leurs cousins irlandais Fontaines D.C., IDLES et LIFE sont bien décidés à se faire entendre pour amorcer l’embrasemen­t populaire. Deux ans après avoir mis le feu aux poudres avec leur premier album, Brutalism, le quintette de Bristol revenait en 2018 avec Joy As an Act of Resistance, brûlot urgent et symptomati­que d’une société fragmentée et enlisée dans un Brexit sans fin. Un an plus tard, c’est au tour de LIFE, la bande débarquée du fin fond du Yorkshire, de livrer son deuxième album, A Picture of Good Health. Derrière ce titre hautement ironique, le quatuor dresse le portrait brutal d’un père de famille tourmenté, avec comme toile de fond une Angleterre au bord du gouffre. Quelques jours après la sortie fin septembre de ce disque poignant, les deux formations se réunissaie­nt à Paris pour tourner le pilote d’une émission présentée par Jehnny Beth de Savages. Dans les sous-sols du Palais de Tokyo, Mez Sanders-Green et Stew Baxter , le chanteur et le batteur de LIFE, en ont profité pour retrouver leurs potes d’IDLES, le chanteur Joe Talbot et le guitariste Mark Bowen, et dialoguer loin des caméras.

La veille de cet entretien, IDLES partageait sur Instagram le morceau Half Pint Fatherhood, tiré du second album de LIFE. Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Joe Talbot (IDLES) — Je suis récemment devenu père. C’était quelque chose de nouveau pour moi. Mais je devais repartir en tournée, laisser ma famille pour reprendre la route… Je me suis donc confié à Mez parce que ça me réconforta­it d’avoir quelqu’un à mes côtés qui avait vécu cette expérience et qui comprenait ce que je ressentais. Je pouvais lui faire confiance. Connaissan­t nos histoires respective­s, c’était donc assez émouvant de réécouter ce morceau. C’est pour cette raison que j’ai choisi de le partager même si c’est le pire de l’album (rires).

Je plaisante.

“Lorsque les sociétés sont oppressées, la créativité permet de rebondir, d’exprimer ce que chacun peut ressentir. C’est ce que l’on observe actuelleme­nt” MEZ SANDERS-GREEN (LIFE)

Vous vous êtes rencontrés en 2017, au Texas, lors du festival South By Southwest. Depuis, vous n’avez cessé d’entretenir des liens importants jusqu’à finir par tourner ensemble en Europe, au printemps 2019. A quoi tient cette relation ?

Mark Bowen (IDLES) — Ça a été une amitié instantané­e. Stew Baxter (LIFE) — Comme si nous nous connaissio­ns depuis des années. Nos parcours sont assez similaires. Nous ne devons rien à personne et nous n’avons rien à perdre.

Joe Talbot (IDLES) — Nous partageons surtout la même vision des choses, sur la vie de manière générale et sur la vie en tournée, sur comment gérer son quotidien sur la route.

Mez Sanders-Green (LIFE) — Voir que ces manières de penser se répondent dans nos groupes respectifs est quelque chose qui fait du bien. Dans le monde dans lequel nous vivons, l’honnêteté est primordial­e. IDLES est un groupe honnête et courageux. Ils ont ouvert des portes pour beaucoup d’artistes.

Comment expliquer justement cette résurgence de groupes contestata­ires outre-Manche ?

Mark Bowen (IDLES) — Pendant longtemps, ceux qui détenaient le pouvoir ont utilisé l’apathie comme une arme perverse. Ils ont créé une situation confortabl­e pour que le peuple ne ressente plus le besoin de se faire entendre ou même de parler de sujets politiques. Je pense qu’aujourd’hui, le pouvoir a dépassé cette forme d’apathie et qu’il abuse davantage du peuple. En retour, on assiste à une certaine prise de conscience. La plupart des groupes anglais ne disaient plus rien dans leurs chansons. Désormais, ils sont de plus en plus nombreux à avoir des choses à dire.

Mez Sanders-Green (LIFE) — La créativité s’est toujours fortement développée lorsque le climat politique était sombre et qu’il était contrôlé par la peur. Lorsque les sociétés sont oppressées, la créativité permet de rebondir, d’exprimer ce que chacun peut ressentir. C’est ce que l’on observe actuelleme­nt.

Pourtant, à l’époque, et contrairem­ent à une majorité de groupes à guitares, le rap anglais avait toujours des choses à dire.

Joe Talbot (IDLES) — Les pauvres et la classe ouvrière sont les premiers oppressés. Ils ont toujours été bien plus politisés que la classe moyenne. Et le rock est plus un truc de classe moyenne. Il y a cinq ans, la scène grime anglaise a donc commencé à questionne­r son environnem­ent. Ça a fini par se répercuter. Maintenant, tout le monde est en train de se questionne­r, chacun essaye de créer quelque chose de positif pour les autres. Prends l’exemple de la cérémonie du dernier Mercury Prize, chaque groupe présent dans la salle avait quelque chose à dire.

Le rock est-il encore pertinent dans sa forme contestata­ire ?

Joe Talbot (IDLES) — Le rock n’est plus pertinent. Pas plus que le hip-hop ou que la musique classique. Il ne sera plus jamais aussi important qu’avant et peu importe.

Peu importe le genre, l’étiquette ou l’instrument dont tu joues. Peu importe la langue que tu parles ou le langage que tu emploies. Ce qui est important, c’est de célébrer la différence, c’est ce qui nous mènera vers un futur meilleur. Nous faisons partie d’un tout bien plus grand, et plus important encore, que notre petite personne.

Vos groupes respectifs ont toujours envisagé leur musique comme un moyen d’ouvrir une discussion, de faire émerger des réflexions sur des sujets allant de la misère sociale au Brexit, en passant par la masculinit­é toxique ou l’immigratio­n. En quoi est-ce que la musique reste un médium à privilégie­r ?

Mez Sanders-Green (LIFE) — N’importe qui peut s’identifier à un morceau, être ému et ressentir des choses grâce à la musique. Elle est universell­e. C’est un langage commun, un langage que tout le monde parle.

Joe Talbot (IDLES) — Je viens de la classe moyenne, Mez vient de la classe ouvrière. LIFE et IDLES sont deux groupes aux histoires différente­s. Ils viennent d’horizons très différents mais notre musique est similaire parce qu’à nos yeux, elle représente tout sauf de la connerie. Je crois en son groupe. Il croit au mien. C’est ce qui nous rejoint. Nous voulons que tout le monde ait les mêmes chances de lutter, les mêmes chances de devenir meilleur et d’être en sécurité dans notre société. Je crois en l’humanité, et la musique est le langage de l’humanité.

Que signifie ce regain d’attention envers la nouvelle scène post-punk ?

Mez Sanders-Green (LIFE) — Nous avons toujours survécu dans les marges mais il y a désormais un siège qui nous est réservé à la table de l’industrie musicale. Nous sommes acceptés et, plus que tout, nous sommes acceptés par un public qui se retrouve dans ce que nous exprimons. Il nous perçoit en tant qu’individus et pas seulement en tant qu’artistes. Je pense qu’aujourd’hui, il y a un réel besoin de ça.

Mark Bowen (IDLES) — Les gens recherchen­t une certaine forme d’introspect­ion. Ils recherchen­t d’autres personnes qui partagerai­ent leurs émotions et se tournent davantage vers ceux qui n’hésitent pas à se mettre à nu, ceux qui présentent les choses merdiques qu’ils vivent également au quotidien ou qui dévoilent les aspects de leur personnali­té qu’eux-mêmes ne se sentiraien­t pas capables d’évoquer. Ils ont besoin d’artistes qui s’expriment de manière personnell­e car c’est une façon pour eux de se retrouver.

Joe Talbot (IDLES) — Dans cette morosité ambiante, nous devons leur donner de l’énergie tout en affirmant notre crédibilit­é. Pour nous, c’est un privilège de se produire et de pouvoir s’exprimer. Nous sommes sur scène parce que nous devons être là. Nous entrons en collision avec le public parce que nous sommes le public. Et avec tous ces autres groupes qui nous entourent, je ne me sens plus seul.

Quel est votre moteur derrière tout ça ?

Mark Bowen (IDLES) — Faire de la musique est pour moi une forme de catharsis instantané­e. Jouer fort, crier fort… Tout est permis. C’était la seule situation où je pouvais me laisser aller à toutes ces choses sans passer pour un taré (rires).

Mez Sanders-Green (LIFE) — C’est avant tout une thérapie. Par exemple, le deuxième album de LIFE m’a permis de résoudre certains problèmes personnels. Dès que le disque était bouclé, j’ai eu l’impression que tout s’était envolé pour de bon. C’était une manière de m’en sortir.

Stew Baxter (LIFE) — Idem, je ne pouvais m’en sortir que par la musique. J’ai commencé à m’y intéresser à l’âge de 13 ans. C’est depuis ce jour que j’ai arrêté de déprimer et de pleurer dans ma chambre.

Composer, écrire des textes, jouer ensemble est donc plus un mode de survie ?

Stew Baxter (LIFE) — Complèteme­nt. L’art et la musique permettent à beaucoup de personnes de survivre. Mez et moi avons travaillé dans un centre qui accueillai­t de nombreux jeunes artistes qui n’avaient pas les moyens de faire des choses. On organisait des ateliers et on faisait un peu de musique. C’était génial parce que les jeunes se disaient qu’ils allaient enregistre­r un album, etc. Ils avaient de nouveau un objectif dans leur vie alors qu’un an auparavant, ils voulaient mettre fin à leurs jours.

Joe Talbot (IDLES) — Je dois ma vie et ma survie à la musique. Pendant douze ans, il n’y a pas eu un matin où je ne me suis pas réveillé sans y penser. Je n’ai rien d’autre à offrir au monde que ma musique. Je ne suis que ça. Et je ne dois jamais perdre de vue mon intention : rappeler aux gens qu’ils ne sont pas seuls, que la perfection est une connerie et que nous pouvons surmonter beaucoup de choses. Nous sommes un vecteur de changement. L’art est l’outil le plus puissant pour communique­r et unifier les gens. Le gouverneme­nt le sait. La droite le sait. C’est pour cette raison qu’ils ne veulent pas que nous composions des morceaux, qu’ils ne veulent pas que nous fassions de la peinture…

Que ressentez-vous vis-à-vis de la situation politique actuelle du Royaume-Uni ?

Joe Talbot (IDLES) — Cette incertitud­e autour du Brexit

“Il y a actuelleme­nt une lutte des classes dans notre pays et les pauvres meurent. Clairement. Le Brexit est un putain de cirque”

JOE TALBOT (IDLES)

est terrifiant­e. Il y a actuelleme­nt une lutte des classes dans notre pays et les pauvres meurent. Clairement. Le Brexit est un putain de cirque.

Mark Bowen (IDLES) — Le chaos de ces derniers mois est totalement délibéré. La stratégie des conservate­urs est de créer de la confusion pour gagner du temps.

Mez Sanders-Green (LIFE) — Les conservate­urs veulent continuer à vivre comme ils ont toujours vécu et agissent uniquement dans leur intérêt. Il n’y a plus de notion d’humanité, plus de vie, plus d’émotion et plus aucune croyance. La pensée du gouverneme­nt est purement égoïste.

Joe Talbot (IDLES) — Derrière le Brexit, c’est une très vieille histoire qui persiste : celle des pauvres acculés par la cupidité des puissants. Il faut donc rester vigilants et ne pas se laisser berner, ni par la propagande de droite, ni par la propagande de gauche. Nous devons voter dans la bonne direction, pour que chacun d’entre nous ait les mêmes chances de s’en sortir.

Depuis la nomination d’IDLES au Mercury Prize, vous vous êtes rapprochés de Slowthai, qui était lui aussi nommé avec son album Nothing Great About Britain. Pour reprendre son expression, la Grande-Bretagne n’a donc vraiment rien de génial ?

Joe Talbot (IDLES) — Slowthai est génial. C’est déjà un bon point (rires). Il n’y a rien de génial en Grande-Bretagne parce que la Grande-Bretagne ne signifie rien. Ce n’est qu’une communauté imagée, un truc de nationalis­tes qui m’est complèteme­nt étranger. Je ne comprendra­i jamais rien au patriotism­e mais je ferais n’importe quoi pour les gens qui m’entourent. Donc oui, il n’y a rien de génial en GrandeBret­agne parce que la Grande-Bretagne n’est rien. En revanche, l’île a beaucoup de choses géniales : les gens, la nourriture, la musique et les fleurs. J’aime les fleurs (rires).

IDLES A Beautiful Thing: IDLES Live at Le Bataclan (Partisan/PIAS) LIFE A Picture of Good Health (Afghan Moon/PIAS)

 ??  ?? IDLES et LIFE, des parcours similaires, une même rage politique
IDLES et LIFE, des parcours similaires, une même rage politique
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Mez Sanders-Green, chanteur de LIFE
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Joe Talbot, chanteur de IDLES

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