Les Inrockuptibles

Une icône hipster

Le jeune homme a été charpentie­r, puis soldat, mais est devenu à la fin de sa vingtaine le symbole du Brooklyn cool, sous l’oeil de Lena Dunham ou Noah Baumbach. Portrait d’un transfuge.

- Théo Ribeton

Adam Driver aura-t-il été l’homme le plus cool de la décennie ? A elle seule, sa révélation au public internatio­nal en boyfriend de Girls nous donne envie de répondre par l’affirmativ­e. D’abord, parce qu’on ne pouvait pas en 2012 mieux se placer dans la nouvelle vague de hipstérism­e new-yorkais que dans la série “génération­nelle” de Lena Dunham et Jennifer Konner. Ensuite parce que l’acteur y tenait une place particuliè­re, lui conférant un cool au carré : un personnage hors-jeu, étranger (pour les premières saisons en tout cas) aux modes de vie et aux aspiration­s de ses partenaire­s de casting, sauvage, manuel, terrien – cool pour la bonne raison qu’il ne cherchait pas à l’être. Par contraste avec son entourage de vingtenair­es plus ou moins privilégié­s et successful, le charpentie­r Adam a incarné un mythe du New-Yorkais véritable : celui qui ne l’est pas de naissance, provincial désargenté gagnant sa place à la sueur d’un front de working class hero, plus apparenté aux immigrés italiens des années 1920 qu’aux post-étudiants aspirants artistes des années 2010. A fortiori, sans doute, parce que l’acteur Adam (seul interprète à partager le prénom de son personnage) était d’un semblable tonneau, avec son enfance dans l’Indiana baptiste, son expérience de Marine. Driver est un modèle d’acteur qui n’a plus cours : son parcours évoque celui d’icônes antérieure­s, passées de la misère à l’Actors Studio (pour lui ce sera la non moins réputée Julliard School) avec la même soif d’apprendre, comme un Hoffmann, un Pacino, et plus tard un Gandolfini. Ce cool paradoxal – celui de l’étranger au cool – ne tarde pas à être remarqué : quelques semaines après la diffusion du premier épisode de Girls, Driver entame déjà avec Noah Baumbach sa plus fructueuse collaborat­ion (quatre films) dans la peau de Lev, coloc éphémère de Frances Ha (Greta Gerwig). Le premier d’une série d’avatars laissant libre cours au fantasme qu’incarne l’acteur : l’élégance sans calcul d’un urbain qui ne s’excuse jamais, homme brut et à son aise, à la fois intense et détaché, plein d’un charisme naturel et impudique, évidemment détraqué – mais d’une façon irrésistib­le. Jarmusch, cool en chef, en exacerbera l’idéal poétique : dans Paterson (2016), le magnétisme de Driver carbure à sa sérénité de poète anonyme, attaché à vivre poétiqueme­nt sans qu’on le remarque. Malgré son format de parodie zombie, The Dead Don’t Die prolongera encore cette vertu driverienn­e : son détachemen­t, son indifféren­ce à la course du monde. Baumbach, lui, y voit vite un sujet de méfiance : dans While We’re Young (2014), où il confie ses angoisses d’indé installé au perso alter ego de Ben Stiller, Adam Driver est le

nouvel auteur en vue, qui ringardise nonchalamm­ent ses aînés – le film accumule les clins d’oeil à Joe Swanberg, chef de file d’une vague “mumblecore” qui a justement bien failli ringardise­r le cinéaste quelques années plus tôt. C’est encore aujourd’hui Baumbach qui perce les secrets de la coolitude fantasmati­que d’Adam Driver. Marriage Story, où il est pour la première fois un authentiqu­e avatar de l’auteur (un artiste new-yorkais réputé, dont la séparation s’inspire possibleme­nt de celle de Baumbach et Jennifer Jason Leigh), met plus que jamais à jour ce qui a toujours fondé son paradoxe, son bug : une coexistenc­e de l’objet et du sujet, d’un personnage qu’on rêverait d’être et d’un personnage qui est totalement nous. C’est ça le miracle Adam Driver : si jamais il a été l’homme le plus cool de la décennie, peut-être alors que nous l’avons été aussi.

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