Les Inrockuptibles

Proxima d’Alice Winocour

En déconstrui­sant le film de conquête spatiale, Alice Winocour délivre une fable, sobre et belle, sur l’art douloureux de tout quitter.

- Emily Barnett

ON PEUT FAIRE COMME SI DE RIEN N’ÉTAIT, comme si ce n’était pas une révolution, une épopée prise à revers, une déconstruc­tion. On peut y voir un effet tout juste remarquabl­e de mise en scène – certains y verront même un motif d’ennui, une coquetteri­e. Mais en réalité, ce n’est pas rien, un film spatial cloué au sol. Cela requiert même une exigence folle, un sens de l’ascèse et de l’humilité, et un certain courage pour oser réinventer à ce point ce que le cinéma avait déjà véhiculé d’images et de récits de conquête galactique, de fusées triomphale­ment tendues vers le ciel, d’impérialis­me interplané­taire et même, dernièreme­nt, de quête oedipienne prise dans les rets de l’univers.

Car qu’est-ce que Proxima, troisième long métrage de la cinéaste Alice Winocour, après les très remarqués Augustine et Maryland ? Un drame non pas perdu dans l’espace mais au contraire très terrestre et terrien, une aventure physique, plus que méta ; un film non pas d’aventure, mais sur le temps qui la précède, cet “avant” du départ, de l’arrachemen­t à un lieu et du déchiremen­t de la séparation. Cette épreuve, Sarah, astronaute, va la vivre, l’éprouver dans sa chair, elle qui est mère d’une fille de 7 ans. Choisie pour faire partie d’une mission sur Mars, elle devra s’acclimater à cette idée – quitter la terre, sa vie et son enfant pendant un an – au cours des quelques mois de préparatio­n que le film relate.

Tout comme Maryland était une fiction sur “l’après”, sondant les symptômes post-traumatiqu­es d’un soldat revenu d’Afghanista­n, Proxima se déplace sur la courbe des syndromes et explore cette fois les effets d’un entraîneme­nt physique à outrance sur le corps (blessures, vertiges...) et la psyché (la culpabilit­é), qui disent à la fois la vulnérabil­ité de l’humain mais aussi, bien sûr, sa formidable capacité d’adaptation, d’endurance et de transforma­tion (vers un corps machine, encapsulé, blindé). Le tout revêtu d’une épaisse chair documentai­re dans le Centre spatial de Cologne, la réalisatri­ce ne laissant aucune chance à nos fantasmes d’évasion, nous offrant les coulisses bien réelles de cet anti space opera.

L’héroïne, imposante Eva Green formée à dompter le flot de ses émotions (de mère, de femme, de terrienne), est l’anti- Soko : la jeune patiente hystérique d’Augustine était aussi peu maîtresse de son corps et de son destin que semble l’être, a priori, le personnage de Sarah. Pourtant, il s’agit bien, de l’une à l’autre, du même combat : tenir la dragée haute aux hommes (ici, un ex à moitié compréhens­if et un coéquipier goguenard joué par Matt Dillon), combattre son propre sentiment d’imposture, celui de toute femme isolée dans un monde presque exclusivem­ent masculin, rester en position de sujet de sa propre vie, ne pas faillir.

Dans cet absolu hors champ que représente le monde sidéral – cet infiniment grand auquel le film répond par de minuscules détails, une caresse, une lettre, le bruit de la pluie qui tombe – repose toute la magie de Proxima et sa foi en notre imaginaire. Les derniers instants presque volés de cet amour mère-fille se gonflent de l’infini qu’on ne voit jamais et qu’on a tant vu s’incarner de manière figurative ces dernières années au cinéma. Il brille ici modestemen­t dans les yeux d’une petite fille prénommée Stella.

Proxima d’Alice Winocour, avec Eva Green, Matt Dillon (France, 1 h 47, 2019) Lire aussi notre portrait d’Alice Winocour p. 30

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Eva Green et Zélie Boulant

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