Les Inrockuptibles

Chanson douce de Lucie Borleteau

Le Prix Goncourt de Leïla Slimani dans une adaptation libre qui sait emprunter avec habileté les codes du thriller horrifique.

- Théo Ribeton

A BIEN Y REGARDER, LA CHANSON N’A JAMAIS VRAIMENT ÉTÉ DOUCE. Dès la comptine d’Henri Salvador, innocemmen­t fredonnée au-dessus des berceaux depuis sept décennies, la prédation était là : des loups se tenaient prêts à bondir, et la douceur avait de vilains secrets. Il y a trois ans, Leïla Slimani les exposait au grand jour : un roman massue qui commençait par la douceur (l’arrivée, chez un couple de jeunes parents, d’une nourrice idéale) pour s’appliquer à en expurger toute la violence sourde, jusqu’à l’issue la plus insoutenab­le.

Le temps de l’adaptation cinéma est venu pour le Goncourt 2016 et c’est comme si, de nouveau, un cran de violence devait être franchi. Car Lucie Borleteau, espoir du ciné français 2010’s depuis son coup d’essai Fidelio (une variation contempora­ine et féminine sur le récit de marin), épaulée au scénario par Jérémie Elkaïm sur ce projet très attendu (le Goncourt le plus connu de la décennie ?), y prend un parti plus que casse-gueule : faire de Chanson douce un film d’horreur.

Ainsi dans l’appartemen­t de Paul et Myriam, caricature­s de thirtysome­things citadins conjuguant maladroite­ment l’insoucianc­e bobo et les nécessités de la cellule familiale, l’irruption de la nourrice est celle d’un monstre : Karin Viard, gouvernant­e à tablier bleu et politesse anachroniq­ues, se meut

comme un vampire, joue à de drôles de jeux (“Mila, viens voir le marteau”), hante à des heures trop matinales ces lieux que la caméra, par ailleurs, aime montrer déserts – meilleur moyen de les charger d’une secrète menace.

Pas certain que cette approche satisfasse les fans hardcore du roman de Slimani, dont Borleteau sacrifie quelque peu la précision sociologiq­ue et psychologi­que, délaissant l’idée percutante du transfert de maternité au profit d’un traitement frôlant le thriller. Le film d’emprise, de paranoïa diabolique qui en résulte a d’autres modèles que l’étude de moeurs slimanienn­e : il ne déplairait pas forcément aux fans du Servant de Losey ou même, plus récemment, à ceux de Jordan Peele.

Chanson douce a d’autres qualités : quelques bouts de contempora­in bien croqués (c’est sans doute la première fois qu’on voit deux personnage­s de cinéma bitcher en douce par SMS en présence de leur cible), l’intensific­ation d’une actrice jusqu’ici discrète qui aime de plus en plus montrer les crocs (Leïla Bekhti). Le rendez-vous avec le grand roman sociétal est en partie manqué, certes. Il serait néanmoins dommage – même si hyper méta – de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Chanson douce de Lucie Borleteau avec Karin Viard, Leïla Bekhti, Antoine Reinartz (Fr., 2019, 1 h 40)

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Karin Viard

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