Les Inrockuptibles

Moonrise de Frank Borzage

Reprise du dernier grand film de Frank Borzage, retrouvail­les aussi inattendue­s que sublimes du film noir expression­niste et de l’extrême douceur chère au cinéaste.

- Ludovic Béot

RECONNU POUR SA GRANDE DÉLICATESS­E ET SES SCÈNES D’AMOUR parmi les plus belles du répertoire classique américain (L’Heure suprême, Trois Camarades…), Frank Borzage ne nous avait pas vraiment habitués à une scène d’ouverture aussi violente que celle de Moonrise. Sous une pluie battante, les pieds d’un homme avancent lourdement en direction d’un échafaud. La caméra panote une première fois pour nous faire découvrir une foule réunie puis dans un second mouvement plus ample cette fois-ci, vient détailler la surface d’un mur. Sur celui-ci est projeté l’ombre du condamné et de son bourreau : le premier a enfilé la corde au cou tandis que le second actionne le levier.

Une coupe aussi sèche qu’une lame de guillotine qui s’abat et l’on découvre dans le plan suivant l’ombre inanimée du pendu se balançant à l’extrémité d’une corde. Par une habile mise en scène de l’espace, la nature de cette silhouette se trouve finalement bouleversé­e : non pas le pendu du premier lieu mais une peluche accrochée à un fil dans la chambre d’un nourrisson et qui se réfléchit sur son corps dans un berceau.

Dans ce jeu de compositio­ns virtuoses, essentiell­ement fait d’ombres et de fragments, la première scène de Moonrise définit une généalogie du mal, sa transmissi­on par le sang entre un père et son fils. Mais alors qu’ici, les images métonymiqu­es étaient censées atténuer la crudité de la scène et court-circuiter le code Hays, elle lui ajoute au contraire une grammaire symbolique implacable et terrible.

Ce qui fait toute la beauté du film de Borzage c’est de voir à quel point il va s’employer par la suite à contredire cette première scène. Si esthétique­ment le film réanime certains tableaux de l’expression­nisme allemand, de Lang à Murnau, Moonrise s’enroule petit à petit dans une quiétude inattendue qui abandonne petit à petit la noirceur du genre, suspend le déterminis­me supposé de son héros pour lui substituer une douceur propre à son metteur en scène.

Aucun fatalisme chez Borzage, mais un long chemin de son héros vers la rédemption tel Raskolniko­v chez Dostoïevsk­i, grâce à la parole et le perfection­nisme moral de ceux qui l’entourent et l’accompagne­nt vers la rémission et la liberté (merveilleu­x personnage de Mose, bluesman ange-gardien). Pour son dernier grand film, Borzage inventa un genre hybride peu commun mais non moins sublime : le film noir existentia­liste.

Moonrise de Frank Borzage, avec Dane Clark, Ethel Barrymore, Rex Ingram (E.-U., 1948, 1 h 30, reprise)

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