Les Inrockuptibles

Une recherche d’un temps perdu

Le quotidien d’un village pendant la Première Guerre mondiale, filmé avec précision et humanité par Maurice Pialat, fait de LA MAISON DES BOIS une oeuvre totale d’une grande liberté

- Olivier Joyard

IL Y A CINQUANTE ANS SE JOUAIT L’UN DES PLUS BEAUX ÉTÉS DE L’HISTOIRE des séries françaises, même si, probableme­nt, personne ne le soupçonnai­t. Dans l’Oise, Maurice Pialat tournait les sept épisodes de ce que l’on appelait alors un feuilleton, sept épisodes racontant le quotidien d’un village pendant la Première Guerre mondiale. Au centre du récit, un couple de quinquagén­aires, leurs enfants, une poignée de gamins déposés là par leurs parents, quelques inoubliabl­es seconds rôles – l’adjoint du curé, un marquis –, la nature et les pierres.

A l’époque, Pialat a 44 ans et n’a encore réalisé qu’un seul long métrage, L’Enfance nue, au succès modeste. Mais Yves Jaumet, alors adjoint du responsabl­e des coproducti­ons à l’ORTF, lui propose d’adapter un scénario de René Wheeler que le futur cinéaste de Van Gogh dégraisse et rend presque squelettiq­ue, allant jusqu’à demander à Arlette Langmann (également monteuse de la série) de griffonner les versions définitive­s des scènes chaque matin, avant de les donner aux comédien.ne.s. Les enfants, eux, n’auront pas de texte mais quelques indication­s du réalisateu­r. La Maison des bois naît dans un élan de liberté.

Si l’esprit de la série est celle d’une dramatique historique, un genre alors prestigieu­x à la télévision française, rien ne sent les vieux meubles ou les récits grisonnant­s. Les histoires glissent fluidement et dérivent au gré des scènes, les personnage­s ont le temps de vivre plutôt que d’occuper des fonctions. On ne compte plus les moments où, partout ailleurs, la caméra s’arrêterait de tourner, persuadée d’avoir fait son travail. Pialat reste plus longtemps qu’il ne le faudrait sur un postier qui parle tout seul, un ivrogne divaguant, une lumière sur un visage… Un déjeuner sur l’herbe, en hommage direct à Jean Renoir, occupe la moitié d’un épisode, l’autre moitié étant principale­ment consacrée à l’errance involontai­re et comique de deux bourgeoise­s venues rendre visite à leur progénitur­e depuis Paris, mais dont personne n’a reçu les lettres. L’un des plus beaux moments montre les enfants prenant longuement leur bain en extérieur, avant que la femme qui s’occupe d’eux ne tente de les calmer quand ils profitent un peu trop de l’eau. Pialat filme avec précision et humanité la bataille toute mouillée qui s’ensuit. Dans La Maison des bois, la simplicité des effets reste toujours remarquabl­e, d’une profondeur immédiate, sereine.

La liberté à l’oeuvre est aussi une liberté inquiète. La grande histoire se montre par petites touches, d’abord à travers celles et ceux qui voient leurs proches partir à la guerre – l’occasion d’une scène déchirante dans un café –, ensuite parce qu’un jour, un avion allemand tombe dans un pré... La mort rôde. Pialat enregistre avec tendresse la vie du village (il se donne même le rôle de l’instituteu­r remplaçant) mais n’oublie pas de montrer la violence sourde qui menace

et l’immobilism­e qu’il y a dans cette France-là à accepter la guerre comme un état de fait. D’un certain point de vue, La Maison des bois se déplie comme l’élégie d’un monde condamné à disparaîtr­e, celui des clochers, des bistrots et des courses à vélo dans les bois. Quelques destins se tissent dans cet eden contrarié et c’est souvent beau à pleurer. Sûr de son regard, Pialat reste toujours du côté des enfants, notamment le déchirant Hervé, aux parents absents. Ce sont les marmots qui entrainent les adultes dans leur rythme et leurs jeux.

Voir La Maison des bois cinquante ans plus tard, alors que les séries françaises cherchent encore leur identité, s’avère une étrange expérience. Au contraire de la trace profonde qu’il a laissé dans le cinéma hexagonal, Pialat n’a pas vraiment d’héritiers sur le petit écran, peut-être parce que sa série est longtemps restée invisible, diffusée une fois par décennie – même si disponible en DVD depuis 2005 – mais surtout parce que les préoccupat­ions esthétique­s de la télé française n’ont simplement pas fait le chemin jusqu’à lui. Même s’il ne respecte aucune règle ni effet dramatique associés classiquem­ent au genre, Pialat en garde ici l’essence – le temps coulant dans les veines des images – et se permet un geste romanesque fort en faisant de l’ultime épisode un postscript­um largement parisien. Pialat a donc pris le feuilleton au sérieux. Il se sait aussi l’héritier d’une tradition. Dans le deuxième épisode, un personnage lit une novelisati­on des Vampires, le mythique serial de Louis Feuillade circa 1915, ce que peu ont pris le soin de remarquer. Une façon de retourner aux sources sérielles du cinéma à l’intérieur du petit écran qui aurait pu susciter des désirs hybrides. Aujourd’hui, La Maison des bois reste un monument cinéphile davantage qu’une stèle de la sériephili­e. A tort. Il est peut-être temps de mettre derrière nous cette division des regards.

La Maison des Bois de Maurice Pialat. Disponible sur Arte.tv jusqu’au 13 mai 2020

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