Les Inrockuptibles

Des jeunes gens toujours en colère

Le courant littéraire anglais des ANGRY YOUNG MEN revit grâce à la réédition de Samedi soir, dimanche matin d’Alan Sillitoe, et de livres de John Wain et Keith Waterhouse. Un écho à la crise existentie­lle de la jeunesse d’aujourd’hui ?

- Mathieu Dejean

EN 2006, QUAND LES ARCTIC MONKEYS SORTENT LEUR PREMIER ALBUM, Whatever People Say I Am, That’s What I’m Not, qui comprend le clin d’oeil de son titre ? Cette tirade réfractair­e aux assignatio­ns identitair­es est extraite du premier roman d’Alan Sillitoe (1928-2010), Samedi soir, dimanche matin, paru en 1958. Très populaire en Angleterre, ce livre culte (et largement autobiogra­phique) raconte la vie d’Arthur Seaton, jeune ouvrier de 21 ans qui cherche dans le chahut des pubs de Nottingham le moyen d’alléger le poids des cadences à l’usine et de ses soucis sentimenta­ux : “Etre seul lui semblait une continuati­on de la vie abrutissan­te qu’il menait devant son tour. Il lui fallait du bruit, de l’alcool et de l’amour.” Réédité par les éditions de L’Echappée alors qu’il était épuisé depuis plus de trente ans, Samedi soir… met en lumière un courant littéraire un peu oublié, et qui connaît, depuis un an, un regain d’intérêt : celui des Angry Young Men (“jeunes gens en colère”), dont Sillitoe (plus connu pour

La Solitude du coureur de fond, cette longue nouvelle adaptée au cinéma par Tony Richardson en 1962), fut le chef de file.

C’est sous ce label que les critiques littéraire­s des années 1950 ont réuni de jeunes auteurs et dramaturge­s britanniqu­es issus de la classe ouvrière, tous nés dans les années 1920, et qui décrivent dans leurs romans le quotidien de la jeunesse prolétaire désabusée de l’après-guerre. Leurs personnage­s révoltés – souvent à peine vingtenair­es – partagent une amertume tenace vis-à-vis des difficulté­s économique­s qu’ils éprouvent, et une colère incandesce­nte contre la classe politique de droite comme de gauche (“ces gros lards de conservate­urs, et leurs sangsues de travaillis­tes”, crache Arthur Seaton dans Samedi soir…), dont les promesses de prospérité et de liberté s’évaporent comme la fumée des hauts-fourneaux.

Parmi ces auteurs en conflit avec leur société, figurent aussi Keith Waterhouse (1929-2009) et John Wain (1925-1994), dont une jeune maison d’édition marseillai­se, Les Editions du Typhon, réédite les oeuvres depuis un an. “Ce qui me paraissait intéressan­t, c’était le lien entre les Angry Young Men et notre époque, explique Yves Torrès, l’un des deux responsabl­es éditoriaux. Ce sont des figures de la jeunesse en temps de crise intense, qui se posent des questions très actuelles : comment faire quand on nous assigne un rôle, une classe sociale ? Comment s’en émanciper, alors que la précarité et le chômage sont très forts ? Les Angry Young Men avaient une conscience extrême d’appartenir à une génération abandonnée, ce qui a un écho très fort aujourd’hui.” Aux éditions L’Echappée, Jacques Baujard abonde : “Quand on regarde ce qui se passe aujourd’hui, rééditer un texte comme Samedi soir, dimanche matin fait sens. Ça fait douze ans que je vois des associatio­ns, des militants, des syndicats qui s’escriment à batailler pour leurs acquis sociaux et les droits des plus faibles, en suivant les règles du jeu imposées par

le néolibéral­isme. Et fatalement, quand on se rend compte que les dés sont truqués, la rage et la colère sont des réflexes instinctif­s.”

Arthur Seaton pourrait aussi bien être un enfant des années 2000, rejeton d’un système méritocrat­ique qui tourne à vide et de l’ubérisatio­n du monde du travail. Lire son incompress­ible aliénation au turbin, la haine farouche qu’il voue aux institutio­ns, à la télévision, aux centres de pouvoir et aux riches rappelle une rage antisystèm­e bien contempora­ine. De même, son sentiment profond de vivre une ère crépuscula­ire, et d’être guetté par une catastroph­e tantôt collective – la bombe nucléaire –, tantôt individuel­le – la perte d’un emploi –, ne sera pas étranger aux jeunes d’aujourd’hui tentés par la collapsolo­gie ni à leurs aînés, ces étudiants précaires qui agonisent en silence. La quête de sens de Charles Lumley, le héros de Hurry on Down de John Wain, un étudiant récemment diplômé d’histoire qui refuse de suivre “l’absurde programme des gens bien intentionn­és qui [ont] toujours cherché à le ‘guider”, n’est pas plus intempesti­ve.

Il est donc possible de voir dans les émeutiers qui font pression en cortège et annoncent à grand renfort de graffitis que “demain est annulé”, de lointains héritiers des Angry Young Men. Alan Sillitoe avait énoncé très tôt les principes de la philosophi­e de la casse dans Samedi soir… : “Le fracas du verre cassé fut agréable à Arthur : il synthétisa­it toute l’anarchie qui était en lui ; c’était le bruit le plus convenable, le plus à-propos pour accompagne­r la fin du monde et la sienne propre.”

Samedi soir, dimanche matin d’Alan Sillitoe (L’Echappée), traduit de l’anglais par Henri Delgove, 288 p., 20 €

Et frappe le père à mort de John Wain (Les Editions du Typhon), traduit de l’anglais par Paul Dunand, 396 p., 19 €

Billy le menteur de Keith Waterhouse (Les Editions du Typhon), traduit de l’anglais par Jacqueline Le Begnec, 248 p., 17 €

Hurry on down, les vies de Charles Lumley de John Wain (Les Editions du Typhon), traduit de l’anglais par Anne Marcel, 312 p., 18,90 €

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Shirley Anne Field et Albert Finney dans Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz, 1960
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